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mariage. Cependant, lorsqu’arriva le grand jour, le jour redoutable de la prise de voile, il fut saisi, malgré son intrépidité, d’une tristesse et d’une terreur auxquelles il ne s’attendait pas. Quand les filles se marient, il y a derrière elles une femme qui pleure : c’est leur mère; mais le visage même des fiancées est d’habitude souriant et calme : celui de l’homme qui va prononcer un serment indissoluble est presque toujours chargé de soucis, Derrière lui, personne ne pleure : l’aveugle et cruel lieu-commun exige impitoyablement qu’il soit gai et que l’on soit gai pour lui; mais au fond de son âme combien d’ombres désolées se lamentent, combien de pensées se tiennent comme des mères douloureuses au pied de l’instrument sacré, mais redoutable, sur lequel il va être attaché pour toujours! Laërte se maria donc avec un visage sombre ; il pleurait intérieurement sur ses fantaisies mutilées, sur ses caprices enchaînés, sur sa liberté morte. Cependant il ne pouvait s’empêcher de regarder par instant celle qui accomplissait cette mission de destruction, et son regard alors s’arrêtait sur une figure si noble, si paisible, si douce, qu’il s’emportait contre tout le bruit fait en lui par un chœur de voix désespérées.

Il y avait un mois déjà que Laërte était marié, et sa femme était encore une énigme qui mettait toutes les forces de son intelligence au défi. Aussi la patience commençait un peu à lui manquer. A la place de cette irritation mêlée d’attraits qui l’avait stimulé aux premiers jours, il éprouvait une irritation véritable, à laquelle succédait parfois un amer découragement. Il se demandait s’il n’était point, après tout, à la recherche d’une chose imaginaire, si ce mystère qu’il s’obstinait à vouloir découvrir existait réellement. Rien ne lui aurait semblé plus piquant qu’une draperie mobile dont il eût soulevé un pan chaque jour; mais ce voile inflexible, qui résistait à tous ses efforts, l’attristait et l’effrayait. Le fait est que la comtesse Zabori n’avait pas été créée pour l’époux auquel la donnèrent ses destinées. Cette phrase répétée sans cesse par tous les gens mal assortis renferme un sens profond et vrai. Dieu procède toujours, en fait d’unions, comme aux premiers jours de la création : il continue à tailler les femmes dans les côtes des hommes endormis; seulement les hommes, en rouvrant les yeux, cherchent en vain la compagne qu’ils ont entrevue pendant leur sommeil, et qu’ils voudraient voir souriante en face d’eux; il ne leur reste de l’opération divine que cette vague image, destinée si souvent à causer l’irrémédiable désespoir, qu’on appelle « l’être rêvé. » Dans ce terrible esprit de châtiment qui préside à l’existence humaine depuis le péché originel. Dieu disperse à travers le monde toutes ces côtes devenues des Èves que cherchent à tâtons leurs Adams. Beaucoup de gens remplis d’une respectable horreur pour l’adultère et résolus à