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— Vous êtes blessé, Herwig? s’écria Serpier.

— Non, répondit le vétéran. Ce que j’ai ne peut pas s’appeler une blessure. Une balle kabyle m’a effleuré l’épaule ; mais j’ai le cuir trop dur, et le plomb n’est pas entré. Puis, ajouta-t-il avec un sourire mélancolique, la mort est comme les jolies femmes, elle ne veut pas des vieux.


VIII.

Cette campagne de Kabylie fut courte, et Abd-el-Kader ne se montra sur aucun point. On sait que les Berbères sont des musulmans assez douteux; mais à défaut du fanatisme le sentiment de la patrie violée leur inspire plus d’un vigoureux effort. Chaque jour, pendant toute une semaine, fut marqué par une action meurtrière. A la fin d’un de ces jours sanglans, Zabori était paisiblement assis près d’un gourbi qu’il devait à l’intelligente sollicitude du curé Mérino.

Le général qui commandait cette colonne était un homme de guerre consommé, dont le nom est entouré encore dans notre armée d’une juste popularité. Il aimait à s’installer au bivac de bonne heure, après de courtes marches. Il voulait avoir toujours sous la main des troupes en bon état pour frapper les coups énergiques dont il avait l’habitude. Aussi, malgré les rudes combats qu’elles soutenaient, les colonnes dirigées par lui offraient un aspect invariable d’entrain et de bonne humeur. Les camps bien approvisionnés, où le mugissement des bœufs faisait entendre une musique continuelle dont se réjouissait l’oreille du troupier, ces camps rappelaient aux soldats leur village; les plus jeunes d’entre eux y défiaient la nostalgie aussi bien que la famine. C’était un plaisir de voir l’activité qui régnait dans ces ruches guerrières, la manière dont s’établissaient les cuisines en plein vent, dont les marmites se dressaient entre les faisceaux, dont l’eau et le bois arrivaient de toutes parts, allègrement portés par les bras nus de mille travailleurs en pantalon rouge. Zabori fumait donc devant son gourbi en contemplant toute cette activité. Il était dans un de ces agréables momens de la vie où la pensée se livre à ce que je nommerai ses jeux innocens, c’est-à-dire sort de ce sombre manoir hanté par les mauvais esprits et entouré d’innombrables abîmes que les philosophes appellent le moi, pour aller respirer l’air et goûter les distractions du dehors. La vue de tout ce peuple remuant, de cette cité créée dans la guerre par le génie industrieux de l’homme, promenait doucement son esprit entre la vie réelle et ces pays de l’utopie si chers aux penseurs allemands. Il se rappelait son temps d’université, l’époque