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où, tout en buvant de la bière sur le seuil de la brasserie en vogue, il refaisait au fond de sa cervelle le code de l’empire germanique d’après les observations que lui suggérait la foule bigarrée des passans. Tandis qu’il réfléchissait ainsi, il aperçut un vieux sous-officier qui se dirigeait de son côté. A l’aspect de cet homme, qui cependant n’avait rien de particulier dans son extérieur ni de redoutable dans ses allures, il se mit à frémir dans tout son être, lui, le guerrier intrépide, et il avait raison, car cet homme, c’était le vaguemestre. Or je ne sais pas de plus terrible personnage que cet humble instrument du destin. La légère cargaison qu’il porte dans les flancs de sa sacoche de nuit peut renfermer en même temps toutes les joies et tous les maux de cette vie. Heureux s’ils connaissaient leur bonheur, les hommes qui ne reçoivent pas de lettres! Mais des êtres semblables existent-ils? Ce n’est plus maintenant à sa propre pensée seulement qu’un misérable mortel ne peut point se soustraire, c’est à la pensée d’autrui. La guerre elle-même, les dangers dont elle vous entoure, les âpres et ardentes régions où elle vous enfonce, essaient en vain de nous dérober à la plus implacable loi de la civilisation : la lettre nous poursuit partout. Le spahi la fait circuler sous son burnous rouge à travers les mornes espaces du désert. N’importe en quel lieu et en quelle situation d’esprit vous soyez, au sortir d’un combat, au pied d’un rocher, entre les magnificences et les horreurs de la grande existence, vous vous entendez tout à coup appeler avec autorité par une voix connue : c’est le vaguemestre qui vous réclame au nom de l’esclavage social jusque dans l’héroïque ou splendide asile qui vous semblait placé sous la garde de la liberté.

Zabori prit la lettre qu’on lui tendait. La suscription était d’une main dont il ne reconnut pas l’écriture, car, suivant un instinct universel, il examina la suscription avant de déchirer l’enveloppe. Il semble que toute lettre soit un engin qu’on n’aborde qu’avec défiance. On flaire toujours avec un sentiment involontaire de soupçon le billet même que l’on reçoit de la personne la plus aimée. Laërte ne reconnut donc pas les caractères qui formaient l’adresse de cette missive; mais un timbre lui apprit qu’on lui écrivait de Blidah. Il frémit alors de nouveau; cette fois seulement ce n’était plu-; à une vague terreur qu’il obéissait, il était sûr que son cœur allait être frappé, et il savait par qui : cette lettre ne pouvait être que de Dorothée.

Voici en effet ce que lui écrivait la jeune fille : « Cette lettre est la première que vous recevez de moi, elle sera la dernière assurément; mais j’ai voulu vous annoncer la mort de la femme qui un instant vous a si ardemment aimé. Rassurez-vous cependant, et ne