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croyez pas à quelque événement d’une nature sinistre dont ce beau ciel d’Afrique serait attristé. Je me sers de ce qu’on appelle, je crois, une figure. La Dorothée que vous avez connue est la seule personne qui soit morte. Il y a une autre Dorothée qui se porte bien, et qui vivra peut-être de longues années. Celle-là quitte aujourd’hui la petite maison qu’elle peuplait naguère de si grands rêves pour prendre son essor à travers le monde. On l’a répété bien des fois, c’est le premier amour qui décide de la destinée des femmes. Mon premier amour m’a trompée. Si j’avais une âme de sainte, je me confinerais dans la solitude, où je vivrais entre d’amers souvenirs et d’immortelles espérances ; mais je suis bien loin d’être une élue de Dieu. La foi, la bonté, toutes les vertus ne pouvaient naître chez moi que d’une invincible tendresse pour l’homme qui m’eût consacré sa vie. Après une déception comme celle que J’ai subie, j’essaierais en vain d’accepter une existence que repousseraient tous mes instincts. Je souffrirais horriblement sans faire la joie de personne, pas même celle de cet être excellent qui demande si peu de chose à la fortune : je rendrais mon père malheureux. Je me rappelle, Laërte, l’air sévère que vous avez pris sans trop en avoir le droit, cela soit dit en passant, le soir où j’ai imité des danseuses espagnoles. Je laissais voir ce soir-là toute une partie de mon caractère, que moi-même du reste j’ignorais, que je n’aurais peut-être même jamais connue sans les deux initiations que je vous dois, initiations dont la plus puissante assurément a été celle de la douleur. Quand j’étais enfant, une vieille servante qui m’avait élevée me disait, en m’embrassant, que j’avais des yeux à la perdition de mon âme, tandis que ma pauvre mère au contraire me répétait sans cesse que j’avais une figure de vierge. Elles avaient raison toutes les deux. Depuis que je me regarde dans le miroir, mes yeux m’ont occupée souvent ; il me semblait parfois y voir apparaître comme un personnage dont j’avais peur, un hôte moqueur habituellement caché au plus profond de moi, qui venait tout à coup faire une manifestation maligne. Je comprends à présent ce qui se passait dans mes yeux, je sais le secret que trahissait mon regard.

« J’ignore en ce moment où je vais. Je suis seulement sûre de deux choses : c’est d’être aimée et de ne plus aimer. J’inaugure dès aujourd’hui le règne absolu de mes caprices en vous adressant cette lettre d’adieu, car il me serait impossible de dire pourquoi je vous écris. Je crois pourtant que c’est avec l’arrière-pensée de vous rendre un peu du mal que vous m’avez causé. Il n’est point d’homme dont le cœur ne se serre quand il voit briller au soleil, dans le libre espace, les plumes de l’oiseau qu’il tenait en cage sans savoir en jouir, et que, par une coupable maladresse, il a laissé échapper. Je