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mière implacable, un ciel splendide, dépourvu de pitié comme le visage d’un dieu antique, éclairait cette cour où naguère avait glissé le pas rêveur et léger des heures amoureuses. Zabori se retrouvait seul en compagnie de Mérino dans cette maison où jadis il ne pouvait marcher sans entendre une voix amie et rencontrer un regard affectueux. Il gagna rapidement la chambre en forme de galerie où il couchait entre des murailles nues. Tandis que son serviteur disposait sous ses yeux le petit nombre d’objets dont se composait son modeste mobilier, il tomba dans un désespoir si profond qu’il espéra un instant s’y abîmer; mais les gouffres creusés par la justice divine sont les seuls d’où l’on ne sorte pas : notre esprit remonte de tous ces Tartares terrestres où le précipitent des douleurs passagères: il en remonte facilement surtout quand il a pour le porter les ailes vigoureuses de la jeunesse. Serpier venait voir sans cesse Zabori, et l’engageait, selon une expression vulgaire, à prendre des distractions. Laërte accueillit d’abord ces ouvertures amicales avec un sourire plein de superbe et d’ironie. Qu’entendait-on par des distractions? Pouvait-il en exister pour des êtres tels que lui? Autrefois aussi on aurait pu engager Prométhée à se distraire.

Serpier ne fut point découragé par la poignante ironie de ces réponses, et, laissant de côté les considérations philosophiques sous lesquelles son ami essayait de l’écraser, il en vint à dire tout simplement que le marquis de Sennemont était un homme d’une aimable compagnie, dont la maison était excellente à hanter. Il ajouta seulement, avec un sourire où apparaissait un lointain et furtif souvenir de la moquerie parisienne, que cette maison-là lui était un peu gâtée par la marquise de Sennemont. Le grand seigneur belge avait fait un de ces mariages incolores et malencontreux qui sont dépourvus de toute logique . même de la logique des passions. — J’aurais mieux aimé, dit Serpier, lui voir épouser quelque danseuse, comme tel membre de la chambre des lords, qu’une femme aussi cruellement insignifiante: vous apprécierez du reste la marquise. M. de Sennemont pourtant n’a pas hésité à épouser Mlle Laure Fénil. Cet esprit si naturel et si fin sourit aux jeux affectés de l’esprit pesant et prétentieux auquel il s’est uni, cette oreille si délicate est insensible à toutes les fausses notes qui troublent perpétuellement une harmonie dont elle possède la science et le goût: mais notre cher marquis heureusement, malgré l’humeur envahissante de sa femme, parvient souvent chez lui à garder cette parole dont il se sert avec tant d’art et de bonté. Il y a des soirées tout entières où. grâce à son habile politique, le sceptre de la conversation ne tombe pas en quenouille, et je ne saurais vous dire combien je goûte ces soirées-là.