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Quand il arrivait à l’éloge du marquis, Serpier était inépuisable. Peu à peu l’ironie qui avait légèrement nuance la première partie de son discours s’effaça entièrement, et il s’attendrit presque en énumérant l’une après l’autre toutes les vertus du colonel. La conclusion de ce sermon amical fut qu’un homme tel que Zabori se rendait vraiment coupable en passant avec indifférence près d’un chef comme M. de Sennemont. — Dans notre jeunesse, s’écria le Vendéen avec une généreuse chaleur, nous nous accablons nous-mêmes des reproches les plus sanglans, quand nous avons laissé échapper ce qu’on appelle une bonne fortune, c’est-à-dire d’ordinaire l’occasion d’engager avec une coquette dont nous ne nous soucions guère quelque commerce auquel en définitive nous perdons, et quand nous rencontrons cette heureuse chance de pouvoir entrer tout droit dans l’amitié d’un homme supérieur, nous nous livrons, sans éprouver un seul remords, à la plus criminelle nonchalance. C’est cependant en ce cas la vraie bonne fortune dont nous n’avons point su profiter. Tout ce qui ne donne pas quelque joie élevée, quelque bonheur idéal à notre âme, n’est qu’un jeu insipide du destin.

Le comte Zabori, qui, malgré le tour un peu romanesque qu’il laissait prendre souvent à son esprit, n’était jamais dépourvu d’une grâce de bon aloi, tendit la main à Serpier sur ces dernières paroles. — En tout cas, lui dit-il, je n’ai point à me reprocher d’avoir repoussé une bonne fortune dans mes relations avec vous. — Puis, comme son humeur s’était un peu égayée et adoucie, il fut convenu que le soir même il irait chez le marquis de Sennemont. Le salon où recevait le colonel n’avait presque rien qui rappelât le pays violent habité par les personnages qu’il abritait. L’aspect mauresque qu’il avait eu primitivement était maintenant remplacé par un aspect tout européen. Quelques peintures, dues au talent de la marquise, ornaient les murailles. Une de ces peintures, où l’ocre et le bitume se livraient un horrible combat, avait la prétention de représenter un paysage africain. Un piano boudait traîtreusement dans un coin, prêt à rompre le silence menaçant qu’il semblait s’imposer à regret. Enfin l’inévitable thé se dressait au milieu d’une table ronde dans son appareil accoutumé; une demi-douzaine de tasses froides et polies étaient cérémonieusement rangées autour d’une bouilloire blafarde enfermant dans ses flancs le tiède breuvage qui s’accorde si bien avec la monotonie habituelle des soirées auxquelles il préside. La physionomie du marquis tranchait sur la vulgarité de ces détails. Il y avait sur le visage de Sennemont quelque chose qui reportait la pensée aux âges héroïques des grandes estocades et à l’aimable époque des madrigaux. Dans le simple uniforme de notre