Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/132

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souvir, de tant de choses dont la possession était si fragile. Tout fut ruiné dans ces âmes, tout, excepté l’idée de Dieu, qui grandit de cette destruction même et s’enrichit de cette ruine. Spoliatis Deus superest eût pu être leur devise. Le même sentiment du néant humain qui s’exhala en tristesses poétiques par la bouche d’un Chateaubriand se métamorphosa chez ces âmes en une sereine lumière religieuse. Plus tard, lorsqu’elles retrouvèrent ce qu’elles avaient perdu et ce qui faisait l’orgueil de leur vie ancienne, elles n’y eurent plus aucun goût, si ce n’est, comme M. Myriel, pour l’employer au service de celui dont l’amour avait en elles remplacé tout autre amour. Ce type de prêtre évangélique dans le sens le plus strict du mot a été très vrai. Aussi eut-on plus d’une fois sous le premier empire ce contraste instructif d’un évêque volontairement pauvre, austère, ascétique, succédant à un prélat d’ancien régime grand seigneur fastueux et opulent. Les deux types d’évêque que la religion et l’histoire ont créés, le prince de l’église et le pasteur des âmes, n’ont jamais été mieux en présence que durant ce très court moment de l’église de France. M. Myriel, purifié par l’épreuve, avait fait son choix; il n’était pas prince de l’église, il était pasteur des âmes.

Le drame ne commence véritablement qu’avec le second livre, la chute, où apparaît enfin le génie ténébreux du mal et du crime. Les poètes nous ont souvent entretenus d’anges tombés, perdus par l’amour et rachetés par le repentir : conversions et rachats faciles, après tout, si l’on songe à la substance dont furent formés ces anges. Au milieu de leur exil, ils n’ont jamais oublié leur ancienne patrie, et leur mémoire est pleine de ses béatitudes et de ses hosanna. M. Victor Hugo nous fait assister à un rachat bien autrement difficile, celui d’un damné dont l’enfer serait la véritable patrie, qui serait né et qui aurait grandi dans les noires régions de l’ignorance et de la bestialité, et qui n’aurait jamais connu que le démon. Avez-vous jamais réfléchi à ce que cela peut être, un enfant de l’enfer, et quel miracle est nécessaire pour l’arracher au mal? L’évêque Myriel accomplit cette opération de magie chrétienne, plus difficile qu’aucun des exorcismes pour lesquels les premiers apôtres aient employé la pratique sainte de l’imposition des mains.

Rappelons les traits principaux d’un épisode déjà connu de nos lecteurs. Un soir de la mémorable année 1815, un voyageur à mine sinistre entre dans la petite ville de D...., exténué et mourant de faim. Il va d’auberge en auberge demander un gîte et un couvert, et de partout, après quelques paroles de bienvenue qui rendent plus amères les froides paroles de mépris qui ne tardent pas à les suivre, il est repoussé avec menaces. L’homme maudit, sur qui les