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chiens mêmes semblent reconnaître la marque de Caïn, promène ses ressentimens au milieu d’une nuit sans étoiles et d’un paysage d’aspect misérable et lugubre qui est décrit en quelques traits où l’on reconnaît le maître dans l’art de peindre. Le paysage est en sombre accord avec le héros, si bien que la nature elle-même semble vouloir n’étaler sous les yeux du vagabond que des symboles de geôle, de bagne et de prison. «L’horizon était tout noir; ce n’était pas seulement le sombre de la nuit, c’étaient des nuages très bas, qui semblaient s’appuyer sur la colline même, et qui montaient, emplissant tout le ciel. Cependant, comme la lune allait se lever, et qu’il flottait encore au zénith un reste de clarté crépusculaire, ces nuages formaient au haut du ciel une sorte de voûte blanchâtre d’où tombait sur la terre une brume. La terre était donc plus éclairée que le ciel, ce qui est d’un effet particulièrement sinistre, et la colline, d’un pauvre et chétif contour, se dessinait vague et blafarde sur l’horizon ténébreux. Tout cet ensemble était petit, hideux, lugubre et borné. Rien dans le champ ni sur la colline qu’un arbre difforme qui se tordait en frissonnant à quelques pas du voyageur.» Toute cette entrée en scène du personnage principal du livre, Jean Valjean, le forçat libéré, est du plus saisissant effet. On reproche à M. Victor Hugo d’avoir forcé ses couleurs; ce reproche, ici du moins, me semble mal fondé. Il est très possible que, dans la réalité, ces humiliations et ces amertumes soient plus isolées et en quelque sorte plus espacées qu’elles ne le sont dans le récit de M. Hugo; mais certainement elles se rencontrent ou peuvent se rencontrer toutes dans une destinée comme celle de Jean Valjean. Qu’importe qu’il ne soit mordu par le chien que deux jours après avoir été menacé par le paysan d’un coup de fusil! La vérité est qu’il sera menacé ce soir, mordu demain, injurié le jour qui suivra demain. M. Hugo a préféré réunir dans une seule scène toutes les souffrances qui seront éparses dans la vie du maudit. C’était son droit, et même j’ajouterai son devoir d’artiste. L’art, et principalement l’art dramatique (drame ou roman), ne diffère après tout de la réalité qu’en ceci : qu’il concentre sur un point donné tous les événemens, tous les traits de caractère, de passion et de mœurs que la vie sème et éparpille au hasard, tantôt les multipliant avec une prodigalité confuse, tantôt les laissant tomber l’un après l’autre avec une lenteur indifférente. C’est précisément parce que les événemens de la vie sont trop épars et espacés que les drames de nos destinées font si peu d’impression sur le commun des hommes. C’est pour la raison contraire que l’art a sur les âmes une puissance immédiate si forte, quoique si passagère. Tout artiste qui veut composer un tableau doit donc de toute nécessité assembler et condenser tous les détails