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venu à la suite de succès si pressés et d’un avènement si rapide l’engagera à redoubler d’efforts pour justifier après coup cette vogue surabondante et donner au théâtre une œuvre vigoureuse et originale.

Telle qu’elle est, nous préférons cette comédie de genre à la comédie traditionnelle, dont les prétentions et les allures déguisent mal le vide et l’ennui, et qui ressemble à un cours de morale en plusieurs leçons à l’usage d’un siècle d’argent. C’est à cette classe estimable, mais monotone, qu’appartient la Loi du Cœur, de M. Léon Laya, pièce que l’on pourrait appeler la pénitence du Duc Job. Sérieusement, M. Laya, dont les Jeunes Gens avaient de l’entrain et de la gaîté, et qui semblait devoir nous rendre un de ces auteurs comiques de demi-caractère, héritiers d’Andrieux ou de Picard, a été détourné de son vrai genre par les prospérités excessives de son Duc Job, de cette lutte entre les meilleurs sentimens du cœur et les préoccupations positives de notre époque. On rencontrait du moins dans le Duc Job des scènes intéressantes où le sourire et la pelite larme se mêlaient agréablement, et qui, mises en relief par un excellent acteur, pouvaient expliquer ce succès démesuré. Dans la Loi du Cœur, tout est réduit à sa plus simple expression : plus d’amour, partant plus de joie; pas un pauvre petit éclair de sentiment et de passion, pas un grain de sel attique ou gaulois. La tunique légère de Thalie recouverte jusqu’aux talons d’une robe d’avocat et d’un manteau de professeur, la loi et le cœur représentés par des personnages qui ne peuvent nous passionner, et s’exprimant dans un langage dont l’inaltérable convenance fait parfois regretter les plus folles hardiesses du paradoxe et de la fantaisie, voilà cette comédie recommandable, que l’on peut proposer, sinon pour un prix de littérature, au moins pour un prix de vertu. Et puis quelle uniformité dans la donnée, les caractères, le sujet, les mœurs, le dialogue, le dénoûment des œuvres que le Théâtre-Français nous a offertes dans ces dernières années! Supposons un étranger, un provincial obéissant à une ancienne tradition et venant tous les soirs à la Comédie-Française pour se mettre au courant de l’esprit du moment, de l’état des lettres, des rapports de la société et du théâtre. On lui jouerait, dans la même semaine, l’Honneur et l’Argent, la Considération, les Effrontés, la Loi du Cœur et le Duc Job. En vérité, notre homme croirait que nos auteurs en renom s’entendent pour écrire tous la même pièce avec d’imperceptibles variantes; il croirait que tous nos vieux trésors de comédie, d’observation, de passion, de gaîté, de morale, d’émotion, se réduisent désormais à savoir qui sera le plus fort du cri de la conscience ou du tintement des écus. Nous comprenons que l’argent, devenu dans le monde moderne un pouvoir sans rival, soit aussi employé, dans le roman et au théâtre, comme le plus puissant des leviers. Encore faudrait-il que les passions qu’il excite, les drames qu’il crée, les caractères qu’il pénètre de ses prodigieuses influences fussent variés, vivans, colorés, en saillie, tour à tour bouffons et tragiques comme l’humanité elle-même, capables