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en un mot de former à leur tour un monde qui remplaçât celui où se recrutait autrefois le drame et la comédie. Mais placer ses acteurs sur deux rangs, l’un qui personnifie l’honnêteté et le sentiment, l’autre la cupidité et l’intérêt, établir entre eux un combat dont les épisodes et les péripéties se ressemblent, et finalement les réconcilier dans une alliance in extremis, était-ce la peine de détrôner pour si peu toute cette famille charmante qui n’a pas l’air de savoir si l’argent existe et qui va du Cid à Hernani, de Mascarille à Fantasio, de retourner le cadre de toutes ces aimables figures dont le rire et les pleurs savaient nous distraire de nos ennuis ou nous faire réfléchir sur nous-mêmes? Encore une fois, cette manière de remettre constamment la société contemporaine en présence du sujet de ses préoccupations principales est parfaitement contraire à la vraie mission de l’art et du théâtre, qui devraient être, pour notre époque positive et sentant le renfermé, des portes sans cesse ouvertes sur ces libres horizons où le moindre grain de mil, le moindre souffle de poésie, de gaîté ou de passion, est préféré à tous les lourds millions de la comédie moderne.

Le théâtre, pendant ces derniers mois, n’a-t-il donc absolument rien produit qui donne une idée favorable, sinon de ce qu’il est, au moins de ce qu’il pourrait être entre des mains délicates? Quelques pièces de courte dimension n’ont-elles pas causé ce genre de plaisir qui trompe rarement, car il touche aux cordes les plus justes et les plus sûres de l’esprit et du cœur? Nos lecteurs ne peuvent avoir oublié le Pavé[1], cet aimable petit drame dont Mme Sand elle-même nous a raconté l’histoire. Elle nous a dit comment se font et se jouent, dans un groupe choisi qu’elle préside et qu’elle inspire, ces pièces sans prétention, souples et flottans canevas que chaque interprète a le droit de broder à sa guise et dont l’harmonie se compose justement de cette variété d’inspirations et de fantaisies groupées autour d’une pensée unique. Nous persisterons pourtant à croire, jusqu’à preuve du contraire, qu’après cette première épreuve, au sortir de ce champ ouvert en famille à l’improvisation du moment et à l’interprétation personnelle, une main savante corrige et discipline ces libres enfans du hasard, retrouve l’idée première sous ces broderies brillantes, et en refait une œuvre homogène qui cette fois n’appartient plus qu’à elle seule. Rien du moins dans le Pavé ne trahit ces incohérences et ces soudures qu’implique un travail collectif livré aux aventures de la fantaisie individuelle. Tout est lié, tout s’enchaîne à merveille dans ces jolies scènes, qui font penser tantôt à Greuze et à Sedaine, tantôt à Gozzi. Et puis c’est une rencontre si rare et une surprise si agréable, un peu de poésie et de style au théâtre !

Si de semblables pièces n’exerçaient pas sur le public toute l’attraction

  1. N’y a-t-il pas aussi dans un petit drame joué à l’Odéon, — la Dernière Idole, — le présage d’une vocation poétique et dramatique?