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désirables c’est le public qu’il faudrait plaindre, et nous nous retrouverions en finissant en présence d’une des causes que nous avons assignées à la crise évidente du théâtre contemporain. Ce nouveau public, chez qui la quantité remplace la qualité, a son éducation à faire. Le développement ingénieux d’un sentiment, l’analyse délicate d’un caractère lui plaisent moins que des pièces plus grossièrement amusantes, mieux ajustées au mouvement rapide de ses affaires et de sa vie. Dans cette situation transitoire, entre ce qui finit et ce qui n’a pas encore commencé, le public et le théâtre se trouvent en présence l’un de l’autre dans une attitude bizarre, tantôt indifférente, tantôt hostile, à peu près comme ces gens qui, ne se connaissant pas ou se connaissant mal, sont sujets à passer d’un empressement banal à une méfiance chagrine. Il n’y a plus, il ne peut plus y avoir entre eux ces relations amicales, ces intelligentes alliances, également profitables à tous les deux, et qui donnaient autrefois à l’applaudissement ou au blâme toute la valeur d’un encouragement sincère ou d’un conseil utile. Aujourd’hui l’on dirait que les deux puissances, qui ne sauraient pourtant se passer l’une de l’autre, tendent à devenir ennemies. Le public des théâtres a paru se réveiller en 1862, et son réveil a eu même des allures fort bruyantes : il est violemment sorti de cette longue somnolence qui lui faisait indifféremment accueillir tout ce qu’il avait plu aux auteurs d’écrire, aux critiques d’apostiller et aux claqueurs d’applaudir. Y avait-il dans tout cela trace d’une préoccupation littéraire ou morale? Qu’a de commun la littérature avec ces partis-pris qui condamnent a priori une pièce sans l’entendre? Est-ce à la morale que songeaient les élégans exécuteurs d’une de ces pièces à femmes, telles qu’ils en avaient supporté et applaudi-cinquante? Et, plus récemment encore, est-ce un intérêt purement littéraire qui multipliait les appréhensions, les corrections et les retards aux dépens d’un drame militaire que l’on n’a cessé de croire dangereux qu’à force de le rendre insignifiant et niais? Non, ce n’est pas là le genre de réveil ou de progrès que nous demandons à ce nouveau public, et nous l’aimions mieux, l’autre soir, accueillant avec sympathie, dans les Beaux Messieurs de Bois-Doré, l’Antony et le Buridan du bon temps, le Didier de Marion Delorme, rendu presque rajeuni au théâtre voisin de ses premiers succès.

Quoi qu’il en soit, le bruit est dans l’air, la température théâtrale est à l’orage ; la jeunesse semble avoir repris goût à ces manifestations tapageuses qui renouent la chaîne des temps, donnent aux esprits remuans l’illusion de leurs libertés perdues, et les reportent à quarante ans en arrière, au temps heureux où l’on se battait pour Germanicus, et où l’on sifflait les professeurs impopulaires. Ce n’est pas ainsi cependant qu’elle relèvera le théâtre : il faut à cette tâche de plus généreux efforts, des mobiles plus sérieux, plus de réflexion et de discernement. L’état actuel du théâtre ressemble à un inter-règne, à une transition, à une crise; c’est un nouveau régime, ce sont de nouvelles mœurs, un nouveau public, un art nouveau peut-être, qui ten-