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bit, la chemise et la peau de l’homme. » Bien d’autres chemins se présentaient encore dans des directions diverses. Je pouvais traverser la Sibérie orientale par Irkoutsk, Nertchinsk, jusqu’à la mer d’Okhotsk, pour y chercher un navire qui m’aurait déposé dans un des ports des États-Unis de l’Amérique ou de la Californie. Je pouvais aussi me tourner vers le sud, traverser les steppes des Kirghis, pour arriver dans le Boukhara et atteindre de là les possessions anglaises des Indes orientales. D’un autre côté, le fleuve Oural, si j’avais l’heureuse fortune d’en atteindre la source, m’aurait porté jusque dans la Mer-Caspienne et permis de chercher un refuge dans le Daghestan, auprès des Circassiens. Enfin, et pour indiquer le quatrième chemin qui s’offrait à l’évasion, après avoir traversé les monts Ourals et être arrivé à la hauteur d’Oufa dans le gouvernement d’Orenbourg, je rencontrais le Volga, plus bas le canal qui le réunit au Don, et ce dernier fleuve m’aurait conduit jusqu’à la mer d’Azov, puis, à ma volonté, soit dans la Turquie d’Europe ou d’Asie, soit dans la Circassie occidentale. Pour des raisons trop longues à expliquer ici, je dus abandonner successivement chacune de ces quatre routes, et je résolus de chercher mon salut par le nord, à travers les monts Ourals, le steppe de Petchora et Archangel. Ce tracé était le moins usité et par cela même le plus sûr ; il avait en outre l’immense avantage d’être le plus court, car, une fois arrivé à Archangel, il me parut impossible que, parmi les quatre ou cinq cents navires marchands, pour la plupart étrangers, qui se rendaient chaque année dans ce port, il ne s’en trouvât pas un qui voulût bien accueillir un condamné politique fuyant la katorga. Ce fut donc sur cette contrée du haut nord et les alentours de la Mer-Blanche que portèrent désormais mes investigations les plus minutieuses, sans que j’eusse cependant négligé toute occasion de m’éclairer sur les autres directions où pouvait me jeter le hasard. Notre bagne était un peu cosmopolite, et bientôt, au milieu de galériens venus des points les plus divers de l’empire, j’acquis une connaissance assez exacte des mœurs et usages de toutes les Russies ; mais ce furent surtout les conversations fréquentes avec les marchands et les voyageurs venant à Ekaterininski-Zavod tantôt du sud, tantôt du nord, de l’est ou de l’ouest, qui contribuèrent à compléter l’éducation d’un disciple en apparence insouciant et apathique, en réalité très avide d’instruction.

Le détenu qui combine divers moyens d’évasion est absorbé dans un calcul d’infiniment petits dont la somme finale peut seule présenter quelque intérêt au lecteur. Lentement, péniblement, je réunissais les objets indispensables pour le voyage, parmi lesquels figurait en première ligne un passeport. Il y a deux sortes de passeports pour les habitans de la Sibérie, qui partagent avec tous les Russes