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bien quelque dépit de voir une musulmane habiter la tente d’un chrétien; mais cette musulmane était la fille d’une tribu qui avait reculé devant la guerre sainte. Elle méritait de subir, pour châtiment, la protection d’un infidèle, et le châtiment ne semblait pas affliger celle qui en était l’objet. Fatma-Zohra (c’est ainsi que s’appelait la dame errante) n’avait rien de commun avec la matrone austère qui a consacré ce nom. Loin de rappeler la mère du prophète, elle eût fait songer plutôt à une de ces courtisanes dont l’espèce a disparu avec toutes les magnificences et toutes les grâces du monde antique. Ainsi devaient être ces servantes à la fois ingénues et raffinées du plaisir qui, par des artifices oubliés, conservaient dans leur vie voluptueuse une sorte de virginité immortelle. Ainsi devaient être les Laïs et les Phryné, ces fleurs féminines dont les héros et les sages ne dédaignaient pas de se parer. Laërte aima cet être séduisant avec une passion qu’il ne croyait plus trouver dans son cœur. Quand il la regardait étendue à ses pieds sur le tapis de sa tente, il se disait, avec un enthousiasme tout germanique, qu’il comprenait la légende de Psyché, cette légende d’or du paganisme. Il pensait que la soif de l’idéal pouvait être assouvie par la contemplation de ces lignes harmonieuses et de ces teintes splendides. Il cherchait à éteindre en lui la noble inquiétude que n’apaisait pas cette fête sensuelle. Cette inquiétude était la lampe d’où il craignait de voir s’échapper la goutte d’huile brûlante qui fait rentrer dans le néant les charmes de l’enivrant fantôme.

Notre âme est quelquefois envahie par des ténèbres pleines de dangers et de délices comme celles dont Lucifer est le prince. Ce fut dans ces ténèbres que Laërte essaya résolument de s’ensevelir. Il crut un moment avoir réussi; il avait fait de Fatma-Zohra un Baal charmant, auquel il offrait avec une joie farouche les plus ardens et les plus délicats hommages de son cœur. Si les honnêtes femmes, suivant M. de La Rochefoucauld, sont lasses de leur métier, bien souvent les hommes à bonnes fortunes sont bien plus las encore du leur; ils se jettent alors dans le temple du facile amour comme dans un lieu d’asile, et embrassent avec un attendrissement sincère l’autel du dieu décevant. Ils ne voient pas combien est aveugle et sourd l’être dans lequel ils placent leur dernière espérance. Zabori possédait les illusions communes à tous les joueurs aigris et fatigués qui, en changeant de dés, espèrent enfin piper la fortune, et ces illusions étaient rendues chez lui plus excusables peut-être par la race, les mœurs, la nature de la femme à laquelle il se livrait.

Fatma-Zohra ne pouvait guère répondre que par des sourires et par quelques paroles forcément empreintes de poésie, comme toutes les paroles arabes, aux discours que lui tenait son amant. Laërte appuyait quelquefois sa tête sur les genoux de Fatma-Zohra et ra-