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Vanguard et le Rodney ; je les ai vus, je les ai visités avec soin, et je n’imagine pas qu’ils eussent pu être mis en parallèle avec le Jupiter et l’Iéna par exemple, qui n’étaient cependant pas des vaisseaux neufs. À bien plus forte raison le cédaient-ils aux nouveaux vaisseaux que nous avions mis en chantier depuis une douzaine d’années, et dont on comptait déjà deux échantillons dans la flotte de l’amiral Irlande, le Suffren et l’Hercule. Je n’oserai pas dire que ces bâtimens fussent en tous points et sous tous les rapports supérieurs à tout ce que l’on connaissait ; mais on peut affirmer sans crainte de se tromper qu’ils présentaient une somme de qualités telle qu’on n’en avait jamais encore rencontré l’égale dans tout ce qui avait flotté sur les océans. Cela était vrai surtout, si pour les juger on se plaçait au point de vue des conditions nouvelles de la guerre que la marine française aurait pu être appelée à faire. Pourvus de vastes carènes, ils portaient plus de vivres, d’eau et de rechanges que tous les navires que l’on avait construits jusqu’alors. Larges de bau, ils déployaient avec leurs murailles à faible rentrée des ponts qui paraissaient en ce temps-là grands comme des champs de bataille, qui fournissaient des garanties exceptionnelles de solidité à la puissance des mâtures, qui donnaient à l’envergure des voiles une largeur inusitée. Rien qu’à les voir, même de loin, l’œil le plus inexpérimenté ne pouvait pas ne pas en admirer l’imposante allure et les proportions magnifiques[1].

  1. Le Suffren, de 90 canons, et l’Hercule, de 100, appartenaient à une famille de vaisseaux qui étaient connus dans le langage familier des marins sous le nom de vaisseaux de la commission, parce qu’en effet leurs plans définitifs avaient été arrêtés sous la restauration par une commission d’ingénieurs où siégeait l’illustre Sané. La révolution qui est survenue dans les constructions navales par suite de l’emploi de la vapeur n’a pas laissé à ces vaisseaux le temps d’établir la réputation qu’ils eussent certainement acquise, si les choses avaient suivi leur cours ordinaire. La plupart d’entre eux n’ont jamais été armés, ou ne l’ont été que pendant fort peu de temps comme navires à voiles ; ils ont presque tous été transformés en navires à hélice, quelques-uns même l’ont été sur les chantiers avant d’avoir été finis. Ils forment aujourd’hui le plus grand nombre de nos vaisseaux a vapeur. Le nom du Suffren est cependant bien connu de tout le monde. Lancé à l’eau en 1828, il a eu le privilège d’être le premier et le dernier armé des vaisseaux de son espèce. Il a fini sa carrière le 1er janvier 1860, comme vaisseau-école des canonniers marins, après trente ans et plus du service le plus actif, conservant jusqu’à la fin de rares qualités. On n’a sans doute pas oublié non plus le Henri IV, de 100 canons, qui, armé pour la première fois en 1850 par l’amiral de Gueydon et commandé en 1853 par l’amiral Jehenne, figurait avec honneur dans la flotte de l’amiral Hamelin. On se rappelle que ce vaisseau, surpris devant Eupatoria par le coup de vent de novembre 1854, fut lancé par la violence de la tempête dans l’intérieur des bancs qui encombrent cette plage, a plus de 100 mètres de distance du point le plus proche où il aurait pu trouver, même après avoir été déchargé, une profondeur d’eau suffisante pour flotter. Il résista cependant à une pareille épreuve, en ce sens que s’il fallut l’abandonner comme vaisseau, il ne se laissa cependant pas démolir par cette tempête, ni par celles qui suivirent, si bien que jusqu’à la fin de la guerre de Crimée il fut occupé par une garnison, et fit le service d’un fort détaché qui couvrait les approches d’Eupatorin, admirable preuve du mérite et de la solidité des constructions françaises ! — La même commission avait aussi arrêté les plans de trois modèles de frégates qui ne lui ont pas fait moins d’honneur : des frégates de 60 canons, comme la Belle-Poule ; des frégates de 50, comme la Gloire, la Danaë, la Cléopâtre ; des frégates de 40, comme l’Africaine et l’Erigone, ayant toutes des qualités très éminentes pour les divers emplois auxquels elles étaient destinées ; celles du troisième rang surtout ont laissé chez les marins de très profonds souvenirs pour leur manière de se comporter à la mer en toute circonstance.