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Irrésolu et troublé dans bien des questions, Alexandre II ne l’a point été dans celle-là. Il a marché au but avec une invariable volonté d’en finir, sans se laisser détourner par les obstacles, les résistances qu’il rencontrait autour de lui. Est-ce à dire que le gouvernement russe se soit rendu des l’origine un compte précis des conditions ; des difficultés, des conséquences de l’œuvre qu’il entreprenait ? Il a procédé en ceci comme en tout : après avoir livré cette pensée généreuse à une multitude de commissions provinciales, il a nommé un comité supérieur chargé de résumer l’enquête, de comparer entre eux tous les projets venus des provinces pour en faire un projet unique et définitif. Le vague de la pensée première se révèle dans le nom même donné au comité : c’était un comité « de rédaction des règlemens relatifs aux paysans qui sortent de la servitude. » C’était bien d’un règlement qu’il s’agissait, non de la large application d’un grand principe. Les membres du comité dit de rédaction étaient sans nul doute laborieux, consciencieux, animés surtout de l’idée de faire une œuvre pratique, de ménager tous les intérêts. C’étaient des fonctionnaires pleins de lumières et de zèle ; mais la plupart étaient des hommes qui de leur vie n’avaient quitté Pétersbourg, fort peu initiés aux détails de la vie rurale, aux conditions locales des diverses parties de l’empire. Aussi les règlemens qu’ils ont rédigés, et qui sont devenus le décret d’émancipation du 19 février 1861, ont-ils rencontré et rencontrent-ils plus que jamais mille difficultés d’application. Ils sont ingénieux, merveilleusement combinés et impraticables. Ni les propriétaires ni les paysans ne sont satisfaits. Les premiers souffrent dans leurs intérêts sans avoir même la compensation d’une situation nette ; les seconds ne se contentent plus de l’émancipation graduée et équivoque qui leur est assurée, et au milieu de ce mouvement de plaintes, de récriminations, le gouvernement se voit pressé, débordé par tous les intérêts qui souffrent, par l’opinion, qui en est déjà à réclamer une solution plus radicale.

Je ne peux m’arrêter, on le comprend, qu’à ce qui se rattache au mouvement actuel et en fait la gravité. Quel est le nœud de cette situation, dégagée des détails techniques et administratifs qui la compliquent ? L’oukase impérial décide qu’il doit y avoir d’abord un état de transition, une période intermédiaire pendant laquelle les paysans, autrefois soumis à la corvée et maintenant déclarés personnellement libres, doivent néanmoins rester encore astreints à un travail obligatoire, qui n’est plus que de trois jours par semaine. Pendant ce temps, ils doivent s’arranger avec leurs seigneurs et conclure avec eux des contrats sur le partage et la délimitation des terres qui leur sont dès ce moment assurées, sur la transformation