Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/789

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

favorite du parti du grand-duc Constantin et du général Milutine est d’appliquer la conscription indistinctement à toutes les classes, noblesse et peuple, avec la faculté d’exonération moyennant argent ; mais c’est ici que cette réforme, qui est une nécessité, qui semble si naturelle et si simple dans les pays où elle s’accorde avec toutes les institutions civiles, apparaît comme une contradiction, comme une menace dont s’effraie la société russe. On veut appliquer l’égalité de la conscription lorsque, le gouvernement recule encore devant l’égalité civile. Et de plus, qu’on se représente un pays où le service militaire est une punition et dure quinze ans, où l’abolition du châtiment des verges est encore une question, où de malheureux soldats battus, pillés, exploités pendant la plus belle période de leur vie, n’ont d’autre chance en quittant l’uniforme que d’aller mendier sur les routes ! Assujettir dans ces conditions les classes élevées au recrutement, ce n’est pas leur appliquer l’égalité, c’est leur infliger par le fait l’inégalité la plus terrible, un véritable supplice ; c’est faire en grand ce qu’on fait en envoyant quelquefois par mesure de police de pauvres étudians servir à Orenbourg et sur les confins de la Sibérie. Tant que l’armée n’est point transformée dans sa constitution, dans sa hiérarchie, dans ses mœurs, dans ses lois, la conscription universelle, au lieu d’être un progrès et un bienfait, n’est qu’une aggravation du régime actuel sans compensation. Offrir d’un autre côté à la noblesse le moyen d’éluder le service militaire effectif en payant pour se faire remplacer au moment où elle est à moitié ruinée déjà par l’émancipation, c’est la placer dans l’alternative la plus dure, la plus cruelle. Encore une fois, ce n’est pas l’abolition du privilège de ne pas servir qui est un mal, elle est réclamée par la noblesse elle-même avec l’abolition de tous les autres privilèges ; ce qui est un danger, c’est que cette mesure soit isolée et semble procéder uniquement de la pensée de courber toutes les classes sous un même joug d’égalité devant l’autocratie, et sous ce rapport rien ne peint mieux le genre de libéralisme du grand-duc Constantin que ce projet de réforme, qui, au surplus, a sans doute encore à passer par bien des phases avant de devenir une réalité.

Il reste deux questions, qui touchent, il est vrai, à toutes les autres et les dominent, qui sont l’objet de l’incessante préoccupation du gouvernement russe, et auxquelles se rattachent une multitude de mesures inspirées d’une pensée évidente d’amélioration : ces deux questions sont l’émancipation des paysans et la réforme des finances. Où en sont aujourd’hui ces deux grandes affaires de la Russie ? L’émancipation des paysans, on ne peut le nier, est le grand honneur du règne actuel ; elle est la pensée propre de l’empereur, qui s’y est attaché avec une sorte de religieuse fermeté.