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soit pas en définitive une victoire de l’esprit de réaction à Pétersbourg ? Le grand-duc occupait des positions importantes comme président du conseil d’état, président du comité d’émancipation des paysans, ministre de la marine. Ces postes restent vacans, et ils sont enviés par les champions les plus outrés de l’absolutisme, qui finiront peut-être par s’en emparer. C’est ainsi que tout est incessamment remis en question. L’empereur Alexandre cependant n’a rien à craindre du pays ; on lui demanderait tout au plus d’être un peu plus décidé, de ne point décourager par ses irrésolutions ceux qui lui prêteraient le plus ferme appui. Ses vrais, ses plus dangereux ennemis sont ceux qui cherchent à lui cacher la vérité, qui se servent de son pouvoir contre lui-même, qui feignent de craindre pour lui et qui le flattent ; ce sont ces généraux qu’il a comblés de dons et de grâces, et qui n’en sont pas moins pleins de rancunes, qui rejettent sur lui tout ce qui se passe, en ajoutant quelquefois ce que l’un d’eux disait récemment : « Il n’avait qu’à continuer tout simplement son père, et tout aurait marché le mieux du monde dans la meilleure des Russies possible !… »

On attribue à l’empereur Alexandre II un mot énigmatique qui serait une espérance : « Le 26 août 1862, j’étonnerai l’Europe, » aurait-il dit. Le 26 août, la Russie célèbre le millième anniversaire de son existence. C’est le millénium de l’empire des tsars. Ce jour-là, il y aura mille ans que les Slaves s’adressaient au Varègue Rurik en lui demandant de les sauver de l’anarchie et de leur donner Un gouvernement. Après la guerre de Crimée, le cabinet de Pétersbourg, voulant donner un aliment aux méditations inquiètes du peuplé russe, décréta l’érection à Nijni-Novgorbd d’un monument qui s’achève aujourd’hui, qui est orné de bas-reliefs où figurent tous les grands personnages de l’histoire russe, et qui doit être inauguré solennellement. L’empereur doit se rendre à Nijni-Novgorod ; des délégués de toutes les parties de la Russie sont convoqués. Ce n’est pas le moment de chercher si, dans la pensée de ce monument, tout est bien conforme à l’histoire. Quoi qu’il en soit, c’est la consécration d’un souvenir mémorable pour la Russie, et elle ne pourra certainement qu’éveiller dans l’âme honnête d’Alexandre II un sentiment ému des difficultés de l’avenir en présence du passé, dénouer le drame de ses irrésolutions, l’engager enfin à faire d’une parole échappée dans l’intimité une vérité éclatante devant l’Europe, qui ne demande pas mieux que d’être étonnée par les largesses libérales d’un tsar.


CHARLES DE MAZADE.