Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/844

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi riches de couleur que d’ornementation, sont la véritable peinture architecturale, et se prêtent au plus grand style décoratif. C’est dans cette voie si pleine de ressources, nouvelle pour l’Europe, que devrait s’avancer la manufacture de Sèvres. Lorsqu’on a vu sur place, en Perse, en Asie-Mineure, en Égypte, à Venise même, l’effet splendide obtenu par ce moyen puissant, on a le droit de dire que, sous peine de rester en arrière de ceux que nous qualifions de barbares, on ne saurait se passer plus longtemps à Sèvres d’une direction spéciale pour la fabrication des émaux. Que cette peinture soit exécutée sur porcelaine, sur faïence, sur lave, sur tôle ou sur cuivre, il importe peu. Le meilleur résultat, dans ce cas, sera celui qui satisfera aux conditions de la couleur et du dessin, en unissant la grandeur à la simplicité.

L’architecture française, qui cherche si péniblement sa route, trouvera sans doute un puissant secours dans cette décoration. Lorsque, venant de l’Orient, on arrive à Paris, ce qui frappe tout d’abord, c’est un ton blafard donnant à l’aspect général de la grande cité une monotonie attristante. Pour ramener la lumière et la gaîté dans ce chaos de pierres grises, pour varier un peu tant d’édifices semblables, il faut l’éclat indestructible des émaux. Les inscriptions monumentales où les artistes de l’antiquité gravaient en traits ineffaçables les hauts faits de la nation, et qui apparaissent encore aujourd’hui comme les jalons des civilisations perdues, offrent un des moyens décoratifs les plus beaux pour les palais. Au lieu d’enfouir des médailles dans les entrailles de la terre afin de conserver le souvenir du monument et du fondateur, inscrivez donc sur vos frises, autour de vos dômes et de vos portes, en couleurs inaltérables, les grandes maximes et les noms qui doivent se graver dans le cœur des peuples. Toutes les puissantes civilisations de l’Orient vous en ont donné l’exemple, et aujourd’hui encore il n’est pas une mosquée, pas un palais, où les versets du Koran ne se déroulent en lettres d’émail hautes parfois d’un mètre, ajoutant ainsi à l’histoire de l’édifice et aux principes de morale une ornementation pleine de splendeurs. N’aimerait-on pas à voir nos artistes emprunter ce puissant moyen décoratif à l’Orient ? Leur talent y trouverait bien des ressources inattendues ; ils sauraient à coup sûr, par d’heureuses combinaisons, l’adapter aux exigences de notre climat, au goût de notre peuple, au génie de notre civilisation. Que la manufacture de Sèvres consacre donc un peu de son temps et de sa science au grand art décoratif ; elle aura bien mérité de la céramique, et Paris, qui fait tant d’efforts pour s’embellir, lui devra peut-être son plus durable éclat.


ADALBERT DE BEAUMONT.