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neuf vaisseaux de ligne, accompagnés d’un nombre encore plus considérable de navires à vapeur et de bâtimens légers. Pour quiconque portait intérêt aux affaires de la politique ou de la marine, c’était une vue dont on ne pouvait se détacher. Il y avait cependant une ombre au tableau, c’étaient deux vaisseaux mouillés sous Ténédos, loin de tous les autres, et sur lesquels les Anglais évacuaient les cas de fièvre, assez nombreux, qui se déclaraient dans leurs équipages. La plage de la baie de Bésika passe pour n’être pas très salubre ; elle est bordée par places de marécages et d’eaux stagnantes dont l’influence se faisait sentir sur les vaisseaux après plus de cinq mois de séjour dans ce voisinage pittoresque, mais empesté[1].

Sur les dix-neuf vaisseaux, dix étaient français et neuf anglais. Pour la plupart, c’étaient encore d’anciens vaisseaux à voiles, mais alors on ne remarquait plus entre eux et dans les détails de leur armement les différences si frappantes que, dix ans plus tôt, on aurait pu observer. Le Britannia, le Trafalgar, l’Albion, la Ville-de-Paris, le Valmy, le Henri IV et les autres avaient entre eux beaucoup de points de ressemblance, comme je pus m’en convaincre en les visitant plus tard, lorsque les flottes combinées furent entrées dans le Bosphore. Toutefois il y avait dans la composition des deux escadres un fait digne de remarque, car il concordait peu avec idées ordinairement reçues en matière de machines et de navigation à vapeur : c’était que, sur les trois vaisseaux pourvus de machines que les escadres possédaient entre elles deux, il n’y en avait qu’un qui appartînt aux Anglais, le Sans-Pareil ; les deux autres, le Charlemagne et le Napoléon, étaient français. Il est vrai que les Anglais prenaient leur revanche par le nombre de frégates et de bâtimens à vapeur qu’ils traînaient après eux ; mais d’un autre côté, dans le premier effort que les deux escadres allaient faire en commun un mois plus tard pour franchir le détroit des Dardanelles, on allait voir neuf vaisseaux français sur dix réussir en une matinée à surmonter le courant et la force du vent de nord, tandis que les neuf vaisseaux anglais, voire le Sans-Pareil[2], échoueraient dans l’entreprise

  1. Je dois dire cependant que des officiers anglais, dont un certain nombre vint rejoindre le paquebot pour aller avec nous à Constantinople, m’assurèrent que la fièvre et le besoin de changer d’air pour les fiévreux n’étaient qu’un prétexte officiel pour l’éloignement de ces deux vaisseaux. Selon ces officiers, c’était réellement une mesure de discipline que l’amiral Dundas avait prise à l’égard de ces navires, une sorte de pénitence qu’il leur infligeait en les mettant ainsi en quarantaine. Je passai la matinée du même jour à bord du vaisseau-amiral français, et j’y entendis aussi parler de cas de fièvres ; mais on les disait très peu nombreux.
  2. Après cet échec, les officiers anglais disaient moitié en plaisantant, moitié en maugréant, qu’ils espéraient bien que le Sans-Pareil justifierait son nom et qu’on ne lui donnerait pas de frère. Aujourd’hui le Sans-Pareil existe encore, mais il a été en quelque sorte dégradé de son rang de bâtiment de guerre ; il est employé dans le service des transports, et il était tout récemment encore employé à ce service au Mexique. De notre côté le Valmy, de 120 canons, resta seul en arrière.