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il est question des progrès réalisés depuis trente ans par la marine française. Toutefois ce projet ne fut pas exécuté ; il fallut encore trois ans pour qu’un ministre osât prendre sur lui d’ordonner la construction d’un pareil vaisseau, soit qu’on trouvât que les projets n’étaient pas encore suffisamment mûris, soit, ce qui semble encore probable, que l’on reculât devant les dépenses que devait entraîner une pareille construction. On a fait depuis des choses beaucoup plus coûteuses : mais alors le prix de revient d’un vaisseau à vapeur effrayait presque les imaginations. Quoi qu’il en soit, c’est à M. Guizot, ministre de la marine par intérim, que revient l’honneur d’avoir rendu l’arrêté en vertu duquel on mit en chantier notre premier vaisseau à vapeur, le premier qui ait été construit par aucune marine. Et ce qui ne fait pas moins honneur à la décision du ministre, c’est qu’il ne craignit pas de prendre parti pour les plans d’un jeune ingénieur déjà distingué dans son corps, mais encore inconnu du public. Sous quelque régime que ce soit, il n’arrive pas tous les jours que les ministres se hasardent à assumer sur eux de pareilles responsabilités. Au reste M. Guizot fut bien récompensé, car l’ingénieur à qui il donnait gain de cause s’appelait M. Dupuy de Lôme, et le vaisseau dont la quille fut posée à Toulon en janvier 1848 devait s’appeler le Napoléon[1].

Lancé en 1850, armé en 1852, le Napoléon donna à ses essais des résultats qui frappèrent d’admiration tous les marins ; mais c’était surtout pendant la guerre d’Orient qu’il devait montrer tout ce qu’on pouvait attendre de lui comme instrument militaire, quoique la réserve de l’ennemi ne lui ait pas permis de faire ses preuves

  1. On lit à ce sujet dans le livre que l’amiral comte Bouët-Willaumez a publié en 1855 sous le titre : Batailles de terre et de mer :
    « Désireux de connaître officiellement l’histoire de la création de ce vaisseau qui a ouvert le premier une ère nouvelle aux marines militaires de l’Europe, ce ne fut pas sans peine que j’y parvins ; son berceau avait été entouré de troubles révolutionnaires de nature à en faire perdre la trace. Qui avait, donné l’ordre de le mettre en chantier ? M. Guizot, me répondait-on. La chose me paraissait assez singulière, et pour l’éclaircir j’écrivis au célèbre homme d’état en mai 1853. Voici sa réponse :
    « Pendant que j’étais chargé du ministère de la marine par intérim, entre la retraite de l’amiral de Mackau et l’arrivée de Naples du duc de Montebello, nommé pour lui succéder, Mgr le prince de Joinville m’écrivit (mai 1847) pour me recommander chaudement le projet de construction d’un grand vaisseau de ligne à vapeur d’après les plans de l’ingénieur M. Dupuy de Lôme, et je pris en effet une décision pour ordonner cette construction, qui fut aussitôt commencée et qui est devenue le beau vaisseau le Napoléon. Si j’avais mes papiers sous la main, je vous donnerais les dates en termes précis ; mais je ne puis en ce moment vous dire que le fait lui-même, auquel je me félicite d’avoir pris quelque part.
    « Croyez, je vous prie, à mes anciens et bien sincères sentimens pour vous.
    « GUIZOT.
    « Paris, 18 mai 1853. A. M. le comte Bouët-Willaumez. »