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dans un combat naval. Au passage des Dardanelles, il enlevait triomphalement, sous les yeux des deux armées, un vaisseau à trois ponts, la Ville-de-Paris, qui portait le pavillon de l’amiral Hamelin. Plus tard, lorsqu’il fallut renforcer en toute hâte l’armée qui faisait le siège de Sébastopol, il rendait des services vraiment incomparables. Dans une de ces courses, étant allé embarquer des troupes à Bone en même temps que le Fleurus (de 650 chevaux) et le Jean-Bart (de 450), il battit comme vitesse ces deux vaisseaux, quoiqu’il n’eût pendant la traversée que la moitié de ses fourneaux allumés, tandis que ses compagnons marchaient à toute vapeur. Il les gagna de plus de deux jours sur la distance de Bone à Constantinople, prouvant par une expérience pratique qu’un vaisseau de 900 chevaux de force pouvait transporter en moins de temps et à moindres frais plus d’hommes et de matériel que les navires moins puissans que lui. En effet, outre le temps gagné, il avait, comparativement au Jean-Bart, économisé par vingt-quatre heures plus de 20 tonneaux de charbon, plus de 30 par rapport à la consommation du Fleurus. Et quand il fallait pourvoir à l’approvisionnement de l’armée, quel autre vaisseau, quel autre navire prêta un concours aussi utile que le sien ? On le vit une fois entrer au port de Kamiesch, traînant après lui quatorze bâtimens chargés de troupes et de matériel qu’il amenait à sa remorque depuis le Bosphore :

She was a host in herself.

S’il y avait eu quelque hésitation encore, les services rendus par le Napoléon pendant la guerre de Crimée auraient achevé de dissiper tous les doutes, mais on doit croire que depuis quelque temps déjà il n’en existait plus parmi les marins. Les pièces qui ont été publiées de l’enquête parlementaire ordonnée en 1849 par l’assemblée législative en font foi[1], elles prouvent quelles étaient les tendances

  1. Deux volumes in-4o publiés en 1851 par l’Imprimerie Nationale. Le document n’est pas complet. La publication en a été, pour des raisons qui n’ont jamais été dites, suspendue après le coup d’état du 2 décembre. Quoi qu’il en soit, c’est, en ce qui concerne notre marine, le recueil le plus instructif et le plus sincère qui ait jamais paru, même aujourd’hui, même après tout ce qui s’est fait depuis lors, il a encore plus qu’une valeur rétrospective. S’il m’était permis, j’y signalerais particulièrement au lecteur les dires de l’amiral Charner, qui était l’un des commissaires. On y saisira l’esprit qui animait alors la marine et le principe de tous les progrès qui se sont accomplis depuis cette époque ; l’on y sentira la valeur de l’homme dont la carrière pourrait être citée comme un exemple digne d’être médité par les jeunes officiers. Combien n’en entend-on pas qui se plaignent, qui se prétendent oubliés, qui déclament contre les lenteurs et contre les chances de l’avancement ! De toutes les professions cependant il n’en est pas une telle que le noble métier du marin dans ses rudes épreuves de tous les jours pour offrir au véritable mérite des occasions plus certaines de se faire distinguer, de s’imposer presque, fut-on le plus modeste des hommes et le plus inhabile à se faire valoir soi-même. Lorsqu’il fut enfin promut au grade d’officier supérieur, l’amiral Charner pouvait, lui aussi, se croire négligé, car il comptait déjà presque vingt-cinq ans de bons services ; entré au service en 1812, capitaine de corvette en 1837. Aujourd’hui cependant il est sénateur, il est parmi les plus anciens dans le cadre des vice-amiraux ; le commandement en chef qu’il vient d’exercer en Chine et en Cochinchine et les services qu’il a rendus dans ces pénibles campagnes le mettent au premier rang de ceux qui peuvent aspirer à la dignité d’amiral, au bâton de maréchal de France. Que les jeunes officiers, apprennent donc à ne désespérer jamais, se crussent-ils encore plus modestes et plus désintéressés que l’amiral Charner. Leur profession n’est pas seulement une des plus honorables, elle est aussi l’une des moins ingrates qui soient ouvertes à l’ambition des gens de cœur.