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On peut retrancher le calice et la corolle avant l’épanouissement de la fleur, et la fécondation s’opère néanmoins. Est-ce à dire que le calice et la corolle soient des organes inutiles ? Oui, si l’on appelle inutile tout ce qui n’atteint pas un but pratique se rapportant aux besoins matériels de l’homme ; non, si dans la nature on reconnaît le beau en même temps que l’utile. Les corolles sont la parure des plantes : elles embellissent tout de leur présence, comme elles remplissent l’air de leurs parfums ; elles sont la manifestation esthétique du monde végétal, car l’homme n’a pas inventé le beau : il l’a trouvé dans la nature, où il existait avant lui et où il existerait sans lui. Lorsque les anciens, lorsque les Maures, et Raphaël après eux, ont voulu décorer des maisons, des palais ou des temples, ils ont choisi des plantes munies de feuilles et de fleurs, et ils les ont développées en arabesques, continuant ainsi par l’imagination les métamorphoses déjà réalisées par la nature. Les brillantes corolles de fleurs sont donc des organes inutiles dans le sens manufacturier de ce mot, mais non dans le sens artistique ; elles sont inutiles comme les couleurs chatoyantes et les crêtes brillantes des oiseaux, comme le pelage varié du tigre, de la panthère et du zèbre, la crinière du lion, les couleurs irisées des reptiles et des poissons, et celles plus belles encore qui ornent l’aile des papillons. Vainement on prétendrait que ces couleurs ajoutent à l’attrait des sexes l’un pour l’autre ; il n’en est rien. Cet attrait est aussi puissant chez le moineau que chez le paon, et je ne sache pas que les espèces à couleurs ternes multiplient moins que les autres.

Que les théologiens cessent donc d’invoquer les causes finales, et surtout qu’ils ne donnent plus au mot utile le sens étroit et matériel qu’ils lui ont attribué jusqu’ici, sous peine d’être condamnés à affirmer que le chêne-rouvre a été créé pour faire des planches, et le chêne-liége pour fabriquer des bouchons. Que leur pensée s’élève dans des régions plus sereines. Le monde organisé est un immense air varié dont le thème fondamental se retrouve au fond de toutes ses variations ; de la résulte l’harmonie qui nous charme et nous pénètre d’admiration. L’homme n’est ni le centre ni le but de la création, mais seul il peut la comprendre et la plier à ses desseins. Parmi les êtres qui l’entourent, il en est d’utiles, de nuisibles et d’inutiles au point de vue pratique ; aucun ne l’est au point de vue intellectuel, car tous les animaux, tous les végétaux sont la manifestation de la force créatrice, une réalisation du type idéal que la nature a reproduit sous mille formes diverses. C’est sous cet aspect que le monde doit être envisagé. Il n’est point d’être inutile, car il n’en est aucun qui ne nous apprenne quelque chose.