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inaltérabilité, la netteté de leurs formes faciles à décrire et à reproduire par le dessin n’ont-elles pas amené les anatomistes à leur attribuer une valeur exagérée ? Sont-elles aussi constantes qu’on l’a dit, et le dépôt des sels calcaires qui les durcissent n’est-il pas souvent un fait accidentel, une circonstance secondaire ? Les cyclostomes (lamproie, sucet, myxine) ne sont-ils pas entièrement dépourvus de squelette, tandis que chez les tortues la peau même s’endurcit ? Ne voyons-nous pas la clavicule nulle ou ossifiée à tous les degrés chez certains rongeurs (porcs-épics, lièvres, lapins, cochons d’Inde) ? Les os marsupiaux sont-ils autre chose que les tendons des muscles abdominaux pénétrés de phosphate de chaux ? On trouve un os dans le diaphragme du chameau, du lama, du hérisson. Ces exemples, donnés avec beaucoup d’autres par le professeur Charles Rouget, amèneraient à concevoir un type animal uniquement composé de la trame élémentaire dont les tissus cellulaire, musculaire et osseux ne sont que des transformations. Un animal se réduirait donc à une cavité digestive entourée d’un sac musculaire pourvu d’appendices, de même que la plante se réduit à un axe portant des feuilles. Ce serait la plus haute abstraction à laquelle le naturaliste puisse s’élever, et l’animal comme le végétal seraient représentés par un type unique, celui de l’être organisé. Les progrès ultérieurs de la botanique, de la zoologie, de la paléontologie, de l’anatomie comparée, de l’embryologie, dissiperont peu à peu tous les nuages, car chacune de ces sciences contribue pour sa part à la solution de ces grandes questions. Un nouvel horizon apparaît aux yeux des naturalistes, la doctrine de la fixité des espèces est ébranlée[1], personne ne croit plus que chacune d’elles descende d’un seul couple primordial. Darwin a montré qu’elles tendaient sans cesse à se modifier, et il n’a pas craint d’émettre cette idée hardie, que le type idéal de Goethe pourrait bien être un type réel dont le règne animal tout entier serait la réalisation matérielle infiniment variée. L’imagination recule devant une pareille conception ; elle se refuse à croire que même des myriades de siècles aient la puissance de modifier à ce point la descendance d’un seul être organisé ; mais l’énoncé seul de cette hypothèse montre combien l’idée de l’unité dans la variété s’est profondément imprimée dans la pensée de tous les naturalistes réellement dignes de ce nom.


CHARLES MARTINS.

  1. Voyez sur ce sujet une intéressante étude de M. Laugel dans la Revue du 1er avril 1860.