Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/90

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semblaient s’allonger, pâlir, enfin se transformer en spectres sous l’influence de ce récit débité tout bas. Son histoire terminée, le comte Laërte revint sur ce vampire de sa famille, qui était de la part de Dorothée l’objet d’innombrables questions.

— Le Zabori dont je vous ai parlé, dit-il, vivait au XVIe siècle. On assurait qu’un vieux portrait dépourvu de toute inscription, à l’opposé. des autres tableaux qui décoraient notre musée domestique, reproduisait les traits de ce personnage démoniaque. Je dois dire, ajouta-t-il en riant, que j’ai toujours repoussé cette tradition, car tout le monde constatait une frappante ressemblance entre moi et ce prétendu vampire.

À ces mots, le capitaine Herwig se tourna vers sa fille, et lui dit joyeusement : — Je suis sûr, Dorothée, que tu vas désormais avoir une peur effroyable du comte Zabori.

— Moi, répondit-elle, je comprends maintenant ces jeunes filles dont on vient de nous raconter la mort : j’aurais eu le même sort qu’elles.

Ce que je ne puis pas rendre, c’est l’accent avec lequel ces paroles furent prononcées. Tel est le cri des grandes actrices à l’instant suprême de leurs rôles. Ainsi a peut-être parfois parlé, en faisant courir le frisson dans les veines d’une foule entière, quelque éloquente interprète de la Phèdre antique, de cette Phèdre, le seul personnage qui, sans rien perdre de sa chaleur, ait passé des bras d’Euripide dans les bras de Racine, de cette Phèdre qui se serait retrouvée ou perdue avec d’égales délices. Le vieil Herwig fut un peu troublé de cette exclamation sans en comprendre cependant toute la portée. — Décidément, dit-il, on a tort de raconter des histoires extraordinaires aux petites filles.

Zabori était devenu silencieux. Une cuiller d’argent, placée à côté d’une tasse de café, tomba en ce moment de la table. Laërte et la jeune fille se baissèrent en même temps pour ramasser cet objet; leurs mains se rencontrèrent, et Zabori sentit une étreinte de la même nature que le cri dont son cœur venait déjà d’être traversé. C’était une de ces furtives caresses qui, nées à la faveur de l’ombre et produites par un premier élan du cœur, sont fortes comme la nuit et comme l’amour.


VI.

Laërte était étonné de ne pas éprouver les remords qu’il avait craints et qu’il avait tenté vainement de s’épargner; mais il vivait dans une telle fête de printemps, de jeunesse et de soleil, qu’aucun fantôme, même parmi ceux qui habitent les régions subtiles du cœur, ne pouvait venir l’inquiéter au milieu d’une pareille