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« Pourquoi l’homme, écrit M. Smith, est-il sujet à l’erreur et à la passion ? La nature même de la connaissance ou de ce que l’on appelle la raison humaine est une réponse suffisante. La grande faculté qui le distingue est la puissance qu’il a de transmuter ses expériences partielles en des vérités générales qui deviennent une norme pour ses actes et un objet de contemplation pour son esprit… L’homme fait du tort à lui-même et à ses semblables par son ignorance et sa passion. Avec le temps, les mauvais résultats de sa conduite lui enseignent la tempérance, lui enseignent l’équité ; le propre de ces vertus est d’être des leçons qui ne s’apprennent que par l’expérience du bien et du mal, et qui s’apprennent toujours peu à peu. Que l’on se retourne comme on voudra, on ne saurait échapper à cette nécessité. La connaissance de soi-même et de la vie suppose que l’on a vécu d’abord sans cette connaissance ; c’est dire qu’il faut avoir vécu au gré des passions spontanées et des impressions irréfléchies avant d’en venir à se gouverner par la réflexion et par une connaissance systématique de ce qui constitue le bonheur individuel et social. La vie supérieure a besoin de croître. Le savoir scientifique ne peut avoir pour point de départ que des suppositions et des tâtonnemens. »


Prenons-y garde, ce n’est point par un entraînement accidentel de parole que M. Smith compare la morale à une science, qu’il la réduit à une sorte d’art que l’intelligence, en acquérant la connaissance des conséquences, arrive à concevoir pour nous assurer le bonheur. Il n’y a pas jusqu’au nom sous lequel il aime à désigner la Divinité qui ne révèle son idée dominante. Il l’envisage constamment comme la raison suprême, je pourrais ajouter, comme la raison infinie au service de la philanthropie infinie. À propos de la vie future, il répète qu’à ses yeux le châtiment ne saurait être qu’un moyen utile de répression, un moyen destiné en tout cas à produire un résultat avantageux, et que si Dieu, comme on l’a prétendu, punissait le péché uniquement à titre de péché, uniquement par suite d’une hostilité et d’une répulsion que la sainteté divine éprouverait pour le mal moral, il serait incapable pour sa part de concilier ce fait avec l’idée que Dieu ait pu être le créateur de notre monde. Contre ceux enfin qui croient à l’existence d’un sens moral spécial, il soutient que cette prétendue faculté de conscience est purement le jugement que nous portons sur notre conduite en la jugeant d’après des règles qui ont grandi chez l’homme avec le développement de sa raison et de ses affections. Ce dernier mot vient là assez étrangement sans que l’auteur s’aperçoive qu’il appartient à un autre ordre d’idées. M. Smith ailleurs traduit beaucoup mieux sa pensée en disant que le sens moral n’est que la raison jugeant pour le bien de l’ensemble. Il n’y a pas à s’y tromper : c’est là, de toutes pièces, le vieil utilitarisme de Bentham et de Paley ; c’est le vieil intellectualisme du XVIIIe siècle, la foi à la raison, et tout le système de M. Smith n’a pas d’autre clé de voûte. S’il se débarrasse de la difficulté qui a