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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/416

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eux ; méprisés des planteurs, haïs par les Indiens et les nègres, ils acceptent tous les métiers possibles, travaillent à côté des esclaves quand ils ne peuvent faire autrement, deviennent intendans, contre-maîtres, économes lorsque la fortune leur sourit, et s’amassent lentement un pécule qu’ils espèrent dépenser un jour comme de vrais gentilshommes près de Lisbonne ou d’Oporto. S’ils ne peuvent retourner dans leur patrie, il leur est facile, grâce à la communauté de langue et d’origine, de se transformer graduellement en Brésiliens, et dans l’espace d’une génération ils perdent tout ce qui les distinguait du reste du peuple. Quant aux Français, aux Génois, aux Sardes, qui s’adonnent au commerce ou bien exercent divers métiers manuels dans les grandes villes, ils n’ont pas assez de force de cohésion pour exercer une influence considérable sur la population brésilienne. Les Allemands, au contraire, sont groupés en colonies compactes; distincts des habitans du pays par leurs traits, leur langue, leurs mœurs et le plus souvent par leur religion, ils s’attachent cependant au Brésil comme à leur patrie définitive et s’empressent d’y conquérir et d’y exercer leurs droits de citoyens; ils s’approprient le sol qu’ils cultivent, et ne se servent que de leurs propres bras. Représentans du travail libre dans les campagnes du sud, ils sont dans les grandes villes les représentans du progrès intellectuel et scientifique ; ils fournissent au Brésil des ingénieurs, des professeurs, des officiers; ils fondent des établissemens industriels, des journaux, des librairies, des imprimeries. Par leur nombre, ils ne forment que la cent-soixantième partie de la population totale; mais au point de vue historique ils sont déjà l’un des deux pôles de la société brésilienne. En vérité, les Allemands peuvent se réjouir quand ils songent à l’œuvre immense qu’ils accomplissent sur la terre. Autrefois ils firent par l’épée la conquête de l’empire romain ; aujourd’hui c’est par les livres et la charrue qu’ils s’emparent du monde. A l’Amérique du Nord, ils donnent ses paysans les plus énergiques et ses plus intrépides soldats; au Brésil, qui n’avait que des maîtres et des esclaves, ils fournissent un contingent d’hommes libres.

Des hommes libres cultivant un sol libre peuvent seuls en effet sauver l’empire brésilien et l’arracher à une imminente désorganisation. L’inimitié des diverses races du Brésil crée des élémens de désordre qu’une forte centralisation et la ligue des intérêts commerciaux peuvent réprimer longtemps, mais qui n’en troublent pas moins les profondeurs de la société, et ne cesseront d’exister tant que l’esclavage sera la pierre angulaire de l’empire. Quand même les planteurs seraient assez habiles pour conjurer à jamais la révolte et contenir les mulâtres, qui se distinguent en général par tant