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Euchérius aussi gagna les murs de la ville éternelle, refuge de tout ce qui tenait à Stilicon; mais Placidie n’était pas loin.

Telle fut la fin de celui qu’on pourrait surnommer plus justement que tout autre le dernier des Romains. Ce dernier des Romains était Vandale. Il se crut Romain, il s’obstina à vouloir l’être en dépit de Rome; ce fut son ambition, ce fut sa généreuse folie. Il lui rendit la paix intérieure, il restaura son sénat, il lui donna la gloire des armes, il lui donna la gloire des lettres, fit fleurir à sa couronne poétique un dernier laurier, et Rome le repoussa tout en l’adulant. Il la sauva deux fois, comme pour la fléchir, et elle le repoussa toujours. Elle avait accueilli jadis avec empressement de moins grands services et de bien moindres renommées, mais elle devenait plus exclusive à mesure qu’elle vieillissait, semblable à ces nobles maisons qui s’ouvrent au mérite roturier dans la vigueur de leur puissance et se referment arrogamment quand elles ne sont plus rien, et qu’elles passent de la réalité de la vie à la prétention des souvenirs. Au contraire, les Barbares que Stilicon avait reniés s’obstinèrent à voir en lui un frère; ils voulurent le sauver malgré lui; ils l’aimèrent, ils le pleurèrent.

La politique qu’il essaya de fonder pouvait seule opérer sans secousse le passage de la société romaine à sa dernière et plus féconde transformation, celle qui devait donner naissance aux nations modernes. Après lui, il ne se trouva plus de Barbare qui voulut abdiquer son origine et la force qu’il tirait d’elle au profit de cette société ingrate. Rome rencontra encore parmi les fils des Germains des admirateurs involontaires ou des protecteurs intéressés; mais cette ambition d’être à elle, cet amour filial, cette abnégation passionnée de la barbarie, elle ne méritait plus de les revoir.

Au reste, ce représentant de la conciliation entre deux mondes si impolitiquement sacrifié eut des funérailles dignes de sa cause. Les soldats romains, dans l’ivresse de leur triomphe, se jetèrent sur toutes les villes où l’on gardait en otage les femmes et les enfans des Barbares, et égorgèrent ces malheureux jusqu’au dernier. Un cri de vengeance parti de toutes les troupes auxiliaires répondit à cette provocation abominable. En un seul jour, trente mille braves qui avaient honoré et défendu le drapeau romain le brisèrent, et allèrent rejoindre Alaric dans les défilés de l’Illyrie : trois mois après, Alaric était aux portes de Rome.


AMEDEE THIERRY.