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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/60

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Gore. Cette fois la situation était magnifique, et la Société d’Horticulture, s’étant mise en rapport avec l’ancien comité, consentit à louer le terrain pour soixante-trois années. En quelques mois, cet espace vide fut transformé, des arcades d’un style plus ou moins mauresque, un palais de verre destiné à loger les filles de l’air, ainsi qu’un poète anglais appelle les plantes, s’élevèrent comme par enchantement au milieu des parterres et des massifs d’arbustes en fleur. Des pélargoniums, des géraniums, des familles d’orchidées, des azaléas, des fougères d’Australie, de Java, de la Chine, du Japon et de la Nouvelle-Zélande, des cactus et des vignes chargées de grappes au mois de juin, représentèrent tous les climats, étonnés de se trouver réunis sous le pâle soleil de Londres. Un autre avantage du nouveau terrain choisi par la Société d’Horticulture était la proximité du palais de l’industrie pour l’exposition de 1862, et dont, au moment où s’ouvraient les jardins, on voyait s’élever à l’horizon la masse confuse et chaque jour croissante. Aujourd’hui ces deux établissemens n’en font en quelque sorte plus qu’un pour le visiteur ; sans sortir visiblement de la même enceinte, il peut reposer sur la verdure, les touffes de fleurs et l’eau murmurante d’une cascade ses regards fatigués par toutes les formes du travail humain. Les Anglais comparent les nouveaux jardins de South Kensington aux créations champêtres de Watteau ; sans aller si loin dans l’admiration, on peut bien reconnaître que cette promenade est ravissante. Un goût si prononcé pour les fleurs et les jardins a lieu d’étonner chez un peuple positif qui a poursuivi avec tant d’ardeur les recherches et les conquêtes utiles de la civilisation. Les Anglais, tout en bâtissant des cités qui absorbent et transforment toutes les richesses du monde, semblent partager encore l’avis d’un de leurs vieux poètes, Abraham Cowley ; selon lui, « Dieu a fait le premier jardin, et la première ville a fait Caïn. »

Au milieu de ces circonstances favorables, le comité de l’exposition universelle rencontra pourtant de graves obstacles, tels que des grèves d’ouvriers, des accidens survenus dans la construction de l’édifice qui entraînèrent la perte d’un assez grand nombre de travailleurs, mais surtout la mort du prince Albert. Cet événement se trouve si intimement lié à l’exposition de 1862, qu’on m’en voudrait de le passer sous silence. Il y a une dizaine d’années, le prince Albert était regardé avec une extrême défiance par les Anglais, si justement jaloux de leurs libertés. Je me souviens moi-même d’avoir assisté dans Londres à un concert où des allusions injurieuses pour sa personne furent applaudies avec enthousiasme. Le prince, sans en appeler à la force ni aux mesures répressives, eut le bon esprit de désarmer les soupçons par sa conduite. Heureux d’exercer ses pré-