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tous les autres, l’empereur et le roi. Or l’empereur s’effaçait de jour en jour, le roi grandissait au contraire, il tenait trois royaumes rassemblés sous sa main, et la Bohême, fière de l’avoir pour chef, voyait déjà un nouvel empire se substituer à l’empire germanique, un empire dont les Slaves formeraient le centre, comme sous le roi de Bohême Charles IV. Ceux-là mêmes qui n’aimaient pas le roi ne pouvaient s’empêcher de compatir à un si grand malheur. Ce nouvel exemple du néant de l’homme et de la fragilité des grandeurs d’ici-bas parlait aux imaginations avec une terrible éloquence. Que de péripéties tragiques on avait traversées avant que cet orphelin recouvrât son triple héritage ! Il le possédait enfin ; il tenait avec son triple sceptre l’épée de la Bohême, de la Hongrie et de l’Autriche ; il avait dix-huit ans, et devant lui le long espoir ; il allait épouser la fille du roi de France ; tous les princes d’Allemagne, l’empereur et l’impératrice à leur tête, se réunissaient déjà pour lui rendre hommage. Quel début d’un grand règne ! quelle révolution peut-être dans les destinées d’une partie du monde chrétien ! Un vent empesté, venu d’Asie, souffle tout à coup sur l’Europe orientale ; l’ange noir dont parlent les chroniqueurs, l’ange noir des grandes épidémies du moyen âge touche du bout de son aile cette jeune tête à chevelure d’or, et tout s’écroule aussitôt : présent, avenir, tout s’est évanoui comme un songe.

C’était la peste en effet qui venait de frapper Ladislas, la peste, qui avait ravagé la Bohême quelques années auparavant et qui sévissait encore en Pologne, en Hongrie, la peste qui l’année précédente avait emporté le grand Hunyade : le jeune roi fut une de ses dernières victimes. Au milieu de la désolation publique, des bruits sinistres se répandirent. C’étaient les Bohémiens, disaient les Allemands, c’étaient les Tchèques, les partisans de Jean Huss, qui avaient empoisonné le roi, et ces accusations remontaient jusqu’à George de Podiebrad, le premier en Bohême après Ladislas, le seul homme qui pût lui succéder dans le pays des hussites. Ces calomnies, si absurdes qu’elles soient, ont un intérêt historique ; elles montrent combien les haines de races étaient alors violentes et aveugles. Quant aux écrivains routiniers qui les répètent aujourd’hui encore, ils prouvent qu’ils connaissent bien peu l’état de l’Europe orientale au XVe siècle. Si Ladislas fut pleuré en Autriche, il ne le fut pas moins des peuples de la Bohême. La ville de Prague lui fit de splendides et touchantes funérailles. « Au premier rang, dit un témoin, marchaient toutes les confréries d’ouvriers, chacun d’eux portant une torche enflammée, puis les clercs, puis les moines, puis l’université tout entière ; on voyait ensuite douze chevaux, les chevaux du roi, tout caparaçonnés de noir, et conduits par des écuyers ; puis venaient le clergé en grand costume, l’archevêque hussite Rokycana