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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/778

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les idiomes, que les Romains parlassent la langue des Grecs, et les Alexandrins le latin. Ainsi grandissait la majesté de l’empire, aux acclamations de tant de peuples qui demandaient à Rome de les admettre au partage de sa civilisation supérieure, dût sa propre liberté y périr. « Ainsi le voulait, dit M. Amédée Thierry, le progrès du monde ; l’ambition de César l’avait mieux compris que la vertu des derniers Romains. »

Assisté par le christianisme, l’empire a du moins, il faut le reconnaître, fondé la liberté civile, que le monde ne connaissait pas avant lui. L’histoire de l’empire nous touche donc plus intimement encore, à vrai dire, que celle de la république. Au point de vue un peu étroit de la morale éloquente et didactique, point de vue qui a préoccupé la plupart des historiens du XVIIe et du XVIIIe siècle, alors qu’on représentait Sésostris arrêtant par pure modération l’élan de sa conquête, les vertus de la république romaine, racontées par Tite-Live et Plutarque, avaient assurément leur prix ; mais nous avons eu depuis les vertus chrétiennes, qui ont, elles aussi, créé des héros. Au point de vue de la vérité historique et de la philosophie morale, qui intéresse pardessus tout nos modernes écrivains, le développement politique dont la constitution républicaine a été l’objet n’a produit en définitive ses résultats que pendant la période impériale, sans la connaissance de laquelle il resterait, peu s’en faut, lettre morte. L’empire a été, comme dit Plutarque, « l’ancre du monde prêt à flotter. » Bien plus, sa grande unité a été le creuset dans lequel s’est faite, dit avec raison M. Amédée Thierry, la refonte des nations ; c’est là en effet qu’a eu lieu la transformation des peuples en nations modernes, et M. Thierry a consacré bien justement la meilleure partie de son livre à observer de près, comme le chimiste habile, cette intime opération qui a fixé à l’avance les destinées de l’Europe moderne.

En exposant les principaux traits de l’histoire impériale, M. Thierry avait deux mouvemens distincts à suivre : d’une part celui qui amenait les peuples dans le cercle d’action de l’empire, d’autre part celui par lequel cette action s’exerçait. L’étude de la première question a entraîné le savant auteur dans des recherches entièrement nouvelles. Personne encore n’avait osé interroger patiemment cette masse confuse de peuples qui se presse dès le Ier siècle sur toutes les frontières impériales, qui s’agite, se divise, se groupe de cent façons diverses, et qui peu à peu réclame sa place dans le monde civilisé et chrétien. À travers cette obscurité, M. Thierry distingue deux révolutions principales qui compromirent gravement l’œuvre d’assimilation à laquelle travaillait l’empire. « Une première fois, dit-il, sous l’influence religieuse de l’odinisme, les nations Scandinaves, rejetées vers l’est et le midi, forcent la civilisation à recommencer son œuvre. Une seconde fois ce sont les hordes nomades de l’Asie qui viennent avec les nations finnoises écraser les races européennes, en partie civilisées, et les précipitent sur l’empire romain. Il y a dès lors une lutte, à l’intérieur même de cet empire, entre Rome et des peuples façonnés par elle, mais qui ne sont encore qu’à demi Romains. Dans cette lutte domestique, la forme politique périt, l’unité du gouvernement est brisée, et de l’organisation des peuples barbares jetés sur le territoire romain sortent les nations modernes. » Sur ces migrations gothiques et finnoises, on a bien peu de lumières et c’est une raison pour accueillir avec intérêt les conjectures et