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mêlée d’étonnement, tout ce qui touche à un pays si longtemps mystérieux prend un intérêt singulier. On se préoccupe de tous les incidens qui se succèdent dans l’intérieur de l’empire des tsars, et qui arrivent en Europe si souvent défigurés. On s’est ému récemment de ces incendies sinistres qui se sont développés tout à coup dans des proportions redoutables à Saint-Pétersbourg comme sur d’autres points, et qui semblent moins un fait accidentel échappant aux prévoyances ordinaires que le signe d’une situation. À travers ces flammes allumées par des mains qui restent cachées, on entrevoit le travail des partis, la tension dangereuse des passions, l’inquiétude du présent et de l’avenir. Tout annonce que le cabinet de Saint-Pétersbourg lui-même se sent en présence d’une fermentation sourde qui peut avoir ses dangers, et qui se révèle au moins tout d’abord d’une façon assez sinistre. Or, à part ces incendies, qui semblent heureusement cesser pour l’instant, comment s’est formée cette situation ? quels en sont les élémens et les caractères ? quelles passions, quels intérêts s’agitent dans cette demi-obscurité de la vie russe ? Voilà ce que chacun recherche, et les Russes eux-mêmes, on le comprend, ne sont point les derniers à scruter leur propre histoire, à sonder le mystère d’une crise si profonde et si complexe, à rendre témoignage dans les affaires de leur pays. C’est un témoignage de ce genre que rend M. Ogaref dans son Essai sur la situation russe, un petit livre qui vient de paraître à Londres, et où sont débattus presque tous les problèmes agités à cette heure dans l’empire des tsars, réforme du servage, réforme financière, organisation communale, église, bureaucratie, hiérarchie sociale.

L’auteur est un de ces émigrés russes campés avec M. Hertzen à Londres. C’était autrefois un poète distingué. Les événemens l’ont jeté dans la politique, et il contribue aujourd’hui à la rédaction de la Cloche, de ce journal étrange qui se publie en Angleterre et qui est souvent mieux au courant des affaires de la Russie qu’on ne l’est à Saint-Pétersbourg même. M. Ogaref est évidemment un publiciste de l’école révolutionnaire. Il incline à certaines idées socialistes, ou plutôt on pourrait dire que ce sont les phénomènes qu’il décrit qui ont un caractère socialiste et qui communiquent à son langage la teinte de l’école. Au fond, en laissant de côté ce socialisme d’idées et une certaine phraséologie, ce qui est curieux dans cet Essai, c’est l’analyse pénétrante et instructive de tous les élémens de la situation politique et économique de la Russie que l’auteur décompose avec une verve substantielle, pour en arriver à cette conclusion, que de toutes les utopies la plus grande et la plus dangereuse aujourd’hui serait la prétention de ne rien faire, de maintenir ce qui existe. On peut ne point partager toutes les idées de M. Ogaref dans les développemens auxquels il se livre ; mais son Essai n’en est pas moins un tableau curieux, animé et instructif, où les chiffres mêmes ont leur couleur et leur éloquence.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.