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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 40.djvu/896

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apparaisse comme un être à part, avec des droits à reconnaître et à respecter, — soit que la prédominance de l’intérêt général sur les intérêts privés figure à ses yeux une des formes du droit, — soit enfin que l’intérêt même des individus, pris dans un sens prévoyant et élevé, lui semble identique au droit et encore plus satisfait que blessé par quelque gêne, par quelque sacrifice dont il est grevé çà et là. Cette dernière hypothèse reviendrait à dire qu’il est plus avantageux pour un individu d’habiter un pays bien pourvu de routes et de défenses qu’il n’est gênant pour lui de supporter les servitudes relatives au recrutement, à l’expropriation, au défrichement des bois, aux zones militaires, à l’entretien des routes, etc.

Cette considération n’est pas de mise en tout état de société. Le chancelier Miroménil raisonnait fort mal, faisant valoir à l’appui des corvées le profit que trouvaient les paysans eux-mêmes aux bonnes routes obtenues de la sorte. « Monsieur le chancelier me permettra de croire, lui répondit Turgot, que le plaisir de marcher sur un chemin bien caillouté ne compense pas pour les paysans la peine qu’ils ont eue à le construire seuls, sans salaire. » Étant donné le droit commun, l’égalité des charges, l’argument du naïf chancelier retrouve peut-être quelque valeur.

Quoi qu’il en soit au point de vue théorique, le fait est que tous les intérêts publics, — défense du territoire, répression, fisc, viabilité, procès de l’état, — auront toujours chez un peuple centraliste un avantage marqué sur le droit et l’intérêt individuels.

Là vous verrez toutes choses marquées à cette empreinte, — cent soixante-huit mille fonctionnaires pour verbaliser, mais nul droit du prévenu à la liberté sous caution, encore moins de l’acquitté à un dédommagement, — le marché du pays réservé aux industries du pays, infraction sans doute au droit individuel de vendre et d’acheter, mais création de richesse publique, de matière imposable, — nul obstacle à la route qui prétend traverser l’usine, le manoir, le cimetière, — privilège du fisc sur les biens du contribuable et du comptable, — exploitation des mines avec ou sans le propriétaire du fonds, — le fonctionnaire public quasi inviolable, — l’état déclinant comme plaideur les juges ordinaires, se couvrant comme débiteur de prescriptions extraordinaires, de déchéances courtes et inexorables ; nos lois contre l’arriéré sont de petites banqueroutes.

On n’en finirait pas s’il fallait poursuivre cette tendance partout où elle paraît : voirie, alignemens, cours d’eau, discipline des professions libérales, pensions, ateliers insalubres, etc. La subordination des intérêts privés est le pain quotidien de notre politique administrative, car on sent bien que c’est de la France qu’il est question dans cette hypothèse ou plutôt dans cette peinture d’une société centraliste. Sous ce rapport, nous touchons à l’idéal. Une secte, une