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la montre l’observation, et vous reconnaîtrez qu’il n’y a pas une minute de la vie où le métaphysicien le plus idéaliste, où le mystique le plus dégagé de la terre ne soit averti tantôt par une sensation passive, tantôt par une action ou une réaction spontanée, de l’existence actuelle de telle ou telle partie de son corps, et par suite de la présence et des qualités sensibles des corps environnans.

Mais il y a encore une série de faits saisis par une analyse plus délicate et qui ont été, sinon niés, au moins passés sous silence par Jouffroy. Nous ne sentons pas seulement certains de nos organes quand ils sont frappés par les corps extérieurs ; nous avons aussi le sentiment des organes les plus cachés toutes les fois qu’un désordre, un accident quelconque vient en exalter la vitalité. Je ne dis rien là que de très facile à vérifier, Qu’une émotion forte ou une autre cause quelconque accélère le mouvement de notre sang, nous sentons, quelquefois même très distinctement, les battemens de notre cœur, les pulsations de nos artères. D’autres fois, c’est le diaphragme qui nous avertit de son existence à la suite d’une émotion pénible ou d’une brusque impression de joie. Ces faits, et tous ceux de même famille, n’avaient pas échappé à Maine de Biran, qui avait à la fois le génie et le tempérament d’un observateur. C’était une nature physiquement délicate, plus exposée que les autres par la faiblesse et la finesse de ses organes à subir les impressions du monde extérieur. « Il est des hommes, dit-il, d’une certaine organisation ou tempérament qui se trouvent sans cesse ramenés au dedans d’eux-mêmes… ils entendent pour ainsi dire crier les ressorts de leur machine ; ils les sentent se monter ou se détendre, tandis que les idées se succèdent, s’arrêtent et semblent se mouvoir du même branle[1]. »

Mais il n’est pas nécessaire que tel ou tel ressort de la machine vienne à crier pour que nous sentions nos organes. Même dans l’état le plus calme, en l’absence de toute impression vive, nous avons un sentiment continu du cours de la vie organique. Tantôt la vie coule en nous abondante et facile, tantôt elle semble s’alanguir. Cela se sent particulièrement au réveil : c’est aujourd’hui un sentiment de faiblesse, de lourdeur, qui jette l’âme dans une insurmontable mélancolie ; un autre jour, ce sera une impression de force, de vigueur, un désir d’action extérieure, un goût de mouvement qui s’associera avec l’ardeur, la gaîté, l’allégresse de l’âme. Personne n’a mieux décrit ce fait qu’un philosophe de nos jours, observateur pénétrant autant que vigoureux logicien et écrivain plein de nerf, M. Louis Peisse. Il appelle fort bien ce sentiment continu de la vie organique le retentissement, le perpétuel murmure du travail vital universel.

  1. Maine de Biran, Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du moral de l’homme, édition de M. Cousin, pages 118 et suivantes.