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À l’appui de ce fait général, M. Peisse cite une impression très caractéristique : quand une partie de notre corps vient, comme on dit, à s’endormir, nous éprouvons une sorte de vide : « Cette sensation, dit-il, est comme une lacune, un déchet que subit le sentiment universel de la vie corporelle. Elle prouve que l’état du membre endormi était très réellement, quoique très obscurément senti, et constituait un élément partiel du sentiment général de la vie. Ainsi en arrive-t-il d’un bruit continu, monotone, qui cesse d’être perçu, quoiqu’il soit toujours entendu. Vient-il à cesser brusquement, tout aussitôt on s’aperçoit qu’il n’a plus lieu, et il fait pour ainsi dire défaut à notre oreille[1]. » des la fin du XVIIe siècle, Leibnitz et Stahl avaient signalé cet important phénomène. Un physiologiste allemand du dernier siècle, Reil, proposait de lui donner le nom de cœnesthèse (χοινή αϊσθχσις), c’est-à-dire sentiment général de la vie organique. De nos jours, plusieurs psychologues habiles, en recueillant ces premières indications, ont mis le fait en pleine lumière et en ont tiré d’importantes conséquences. M. Albert Lemoine en particulier, dans une série d’études psychologiques où se révèle une véritable vocation d’observateur[2] a insisté sur ce sentiment que nous avons de nos organes les plus cachés, de leurs états notables et du mouvement général de la vie. Il propose d’introduire une sorte de sens nouveau, distinct à la fois des cinq sens proprement dits qui nous mettent en relation avec le monde extérieur, et de ce qu’on appelle sens intime ou conscience. Ce sens nouveau s’appellerait sens vital. De quelque nom qu’on veuille le désigner, il est certain qu’il existe un ensemble de faits que le spiritualisme cartésien et la psychologie écossaise avaient écartés où négligés, fats intermédiaires, qui ne sont ni des actes purement subjectifs de l’âme, ni des phénomènes objectifs absolument étrangers à la conscience et à la personne. Ces faits se placent sur la frontière de la psychologie et de la physiologie. Ils sont spirituels et psychologiques en tant qu’ils intéressent le moi d’où ils émanent où qu’ils affectent ; ils sont objectifs et physiologiques en tant qu’ils sont localisés dans les organes, tantôt d’une manière vague, tantôt d’une façon plus ou moins précise, et donnent à notre âme le sentiment de son union réelle, intime, effective, continue, avec le corps vivant.

La question est maintenant de savoir quel parti les nouveaux animistes prétendent tirer de ces faits. Tant que M. Bouillier se borne à les rappeler aux spiritualistes qui les oublient, tant qu’il s’applique à les observer et à les décrire, M. Bouillier est dans le vrai ; mais quand il veut se servir de ces faits pour établir sa théorie, il les exagère,

  1. M. Peisse, note de son édition du livre de Cabanis, p. 108.
  2. L’Ame et le Corps, 1 vol. in-18, chez Didier.