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quatre millions trois cent soixante mille francs, plus la somme assez ronde que l’emballage et le transport ont dû coûter. De quoi s’agit-il après tout ? D’évaluations, d’appréciations, de conjectures purement personnelles, dont le contrôle est impossible. Les uns vous disent : On a manqué l’occasion ; en étant plus alerte, en s’y prenant trois mois plus tôt, on acquérait toute la collection, intacte, sans lacune, et qui plus est à meilleur prix ; d’autres, sans récriminer, sans parler d’occasion perdue, se récrient seulement sur la grosseur du chiffre. À quoi pensent-ils donc ? Se croient-ils de quinze ans en arrière, dans ces temps d’habitudes mesquines et bourgeoises ? Aujourd’hui que tout s’est agrandi, et surtout les dépenses publiques, voudrait-on persister, seulement pour les arts, dans la vieille parcimonie ? Aussi bien ce n’est qu’à ces pauvres arts qu’on fait ces sortes de querelles. Songez que ce même argent pouvait passer à d’autres dépenses sur lesquelles vous n’auriez mot à dire ! Un essai d’uniforme dans quelques régimens, un essai de cuirasse à quelques bâtimens, c’est plus qu’il n’en faudrait pour acquérir encore deux musées Campana. Et qu’en resterait-il ? Du vieux fer et de vieux galons ! Antiquailles pour antiquailles, vaut-il pas mieux de vieux chefs-d’œuvre ? Ne vous plaignez donc pas qu’une fois par hasard on nous ait fait largesse. Un musée de plus, même un peu grassement payé, c’est un beau luxe pour un peuple, et ce n’est pas là ce qui le ruine. Ainsi glissons sur ce chapitre, et ne parlons que de l’autre question, qui seule nous doit sérieusement arrêter.

Il s’agit de se rendre compte du tort réel qu’a fait à notre collection le prélèvement opéré au profit du gouvernement russe, car c’est là cette brèche sur laquelle il faut nous expliquer. Or pourquoi le dissimuler ? le tort est considérable. Et peut-il en être autrement ? Dites à un homme de choisir parmi certains objets ceux qu’il croira les plus précieux : pour peu qu’il ne soit pas myope et qu’il ait la moindre culture, vous n’avez pas lieu d’espérer qu’il choisira les pièces de rebut. Or le commissaire russe, qui trois mois, jour pour jour, avant que la France conclût l’achat de la collection tout entière, avait acquis le droit de glaner avant la moisson, dans trois séries principales, les vases, les bronzes et les marbres, M. E. Guédéonov, nous paraît avoir eu non-seulement de bons yeux, mais un goût sûr et exercé. Nous en jugeons par ses choix. C’est un bonheur qu’on ne lui ait pas permis de montrer ce même savoir-faire dans, les autres séries, notamment dans les bijoux, les verres et les terres cuites ; car s’il avait fallu, là aussi, ne venir qu’après lui, quelque précieux que pussent être ses restes, et si bonne à saisir que l’occasion dût être encore, nous n’aurions jamais eu le courage de souhaiter qu’on traitât pour nous. Au moins faut-il sur quelques branches