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apparaîtra parmi des tempêtes et des éclairs, s’il est inquiet, passionné et malade de scrupules, comme les vrais puritains, comme Pascal, Cowper, Carlyle. Elle lui apparaîtra dans un demi-brouillard grisâtre, imposant et calme, s’il jouit comme celui-ci d’une âme reposée et d’une vie douce. Wordsworth est un homme sage et heureux, penseur et rêveur, qui lit et se promène. On le trouve dès l’abord assis dans une condition indépendante et dans une fortune aisée, au sein d’un tranquille mariage, parmi les faveurs du gouvernement et les respects du public. Il vit paisiblement au bord d’un beau lac, en face de nobles montagnes, agréablement retiré dans une maison élégante, parmi les admirations et les empressemens d’amis distingués et choisis, occupé de contemplations que nul orage ne vient troubler, et de poésie que nul embarras ne vient empêcher d’éclore Dans ce grand calme, il s’écoute penser ; la paix est si grande en lui et autour de lui qu’il peut apercevoir l’imperceptible. « La plus humble fleur qui s’ouvre, dit-il, peut remuer en moi des sentimens trop profonds pour se répandre en larmes. » Il voit une grandeur, une beauté, des leçons dans les petits événemens qui font la trame de nos journées les plus banales. Il n’a pas besoin pour être ému de spectacles splendides ni d’actions extraordinaires. Le grand éclat des lustres, la pompe théâtrale le choqueraient ; ses yeux sont trop délicats, accoutumés aux teintes douces et uniformes. C’est un poète crépusculaire. La vie morale dans la vie vulgaire, voilà son objet, l’objet de ses préférences. Ses peintures sont des grisailles significatives ; de parti-pris il supprime tout ce qui plaît aux sens, afin de ne parler qu’au cœur.

De ce caractère naquit une théorie, sa théorie de l’art, toute spiritualiste, qui, après avoir révolté les habitudes classiques, finit par rallier les sympathies protestantes, et lui gagna autant de partisans qu’elle lui avait suscité d’ennemis[1]. Puisque la seule chose importante est la vie morale, attachons-nous uniquement à l’entretenir. Il faut que le lecteur soit ému, véritablement, et avec profit pour son âme ; le reste est indifférent : montrons-lui donc les objets émouvans en eux-mêmes, sans songer à les habiller d’un beau style. Dépouillons-nous du langage convenu et de la diction poétique. Laissons là les mots nobles, les épithètes d’école et de cour, et tout cet attirail de splendeur factice que les écrivains classiques se croient en devoir de revêtir et en droit d’imposer. En poésie comme ailleurs, il s’agit non d’ornement, mais de vérité. Quittons la parade et cherchons l’effet. Parlons en style nu, aussi semblable que possible à la prose, à la conversation ordinaire, même à la conversation

  1. Préface de la seconde édition des Lyrical Ballads.