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parfois d’entrer en réaction contre cette bouche publique qui depuis des siècles crache sur des hommes qui après tout n’ont été que ce qu’on les a laissés être. Toutes les bassesses, toutes les Lâchetés se sont réunies et pour ainsi dire condensées afin de les faire ce qu’ils ont été. On courut au-devant de César quand, franchissant le ruisseau défendu, il mit la république à néant. On en fut quitte pour inventer je ne sais quel fantôme de pâtre colossal qui avait marché devant lui en lui montrant la route. Le lendemain d’une victoire, il se trouve toujours quelque prodige pour l’expliquer, l’imposer et lui rallier les consciences indécises en faisant intervenir ces signes divins qui s’appelaient jadis la foudre de Jupiter, et se nomment aujourd’hui le miracle de saint Janvier. Sous Tibère, la servilité était telle qu’un homme fut condamné à mort, comme criminel de lèse-majesté, pour avoir fait frapper un de ses esclaves qui avait sur lui une drachme marquée à l’effigie de l’empereur[1]. Parmi tant d’admirables vérités, La Bruyère en a dit une qui est terrible : « Les hommes veulent être esclaves quelque part et puiser là de quoi dominer ailleurs. » C’est le besoin d’esclavage qui a fait les césars; on leur a donné une puissance sans frein : quelles bornes pouvaient-ils y mettre? Qui s’est opposé à eux? qui n’a courbé la tête? qui n’a été heureux de la courber? La responsabilité de leurs crimes revient plus au peuple romain qu’à eux-mêmes. Ce qui le prouve, c’est que presque tous, Tibère, Néron lui-même, ont été doux et bons au début de leur règne: puis, à force de s’entendre appeler les maîtres de la terre, à force de voir leur image placée parmi les statues des dieux dans la cella des temples, ils ont fini par croire sincèrement à leur divinité, et ils se sont laissés glisser sur la pente de la cruauté et de la débauche, où les poussaient l’humilité des peuples et la corruption d’une société gangrenée jusqu’au cœur. Placés en haut et comme couronnement de cette pyramide immense qui était l’empire romain, le miracle serait que la tête ne leur eût pas tourné. La folie césarienne est une maladie spéciale, la maladie de la toute-puissance; des tsars en sont morts et des sultans aussi. Qui ne se rappelle la fameuse phrase de Tacite? Sans que l’auteur en ait eu conscience, elle explique Tibère et Caligula, et toute cette suite de fous furieux de pouvoir et d’ennui. « Cependant (c’est après la mort d’Auguste) à Rome consuls, sénateurs, chevaliers se ruent vers la servitude : plus on était illustre, plus on était menteur et empressé[2]. » Il est difficile d’exiger d’un homme qu’il respecte chez les autres une liberté qu’ils ne respectent pas eux-mêmes et qu’ils sont les premiers à jeter en litière sous les pieds de celui qui

  1. Vie d’Apollonius de Tyane, par Philostrate, trad. par Chassang, liv. Ier, § 15.
  2. Tacite, Ann., liv. Ier, § 7.