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choires maigres. Lui-même n’alla point chercher de nourriture, — mais d’un piteux et perpétuel gémissement, — avec des cris pressés et désolés, léchant la main — qui ne lui répondait point par une caresse, il mourut. — La foule périt de faim par degrés; mais deux hommes — dans une énorme cité survécurent, — et ils étaient ennemis. Ils se rencontrèrent — auprès des brandons mourans d’un autel — où un amas de choses saintes avaient été empilées — pour un usage profane. Ils les ramassèrent, — et, grelottant, de leurs froides mains de squelettes ils grattèrent — les faibles cendres, et leur faible souffle — tâcha d’y souffler une petite vie, et fit une flamme — qui était une dérision. Puis, comme elle devenait plus claire, — ils levèrent leurs yeux et regardèrent — chacun la face de l’autre; ils se virent, crièrent et moururent. — Ils moururent d’épouvante par l’horreur de leur propre aspect. »


IV.

Entre ces poèmes effrénés et funéraires, qui tous incessamment reviennent et s’obstinent sur le même sujet, il y en a un plus imposant et plus haut, Manfred, frère jumeau du plus grand poème du siècle, le Faust de Goethe. « Lord Byron m’a pris mon Faust, disait Goethe, et l’a fait sien. Il en a employé les ressorts moteurs à sa façon, pour son but propre, de sorte qu’aucun d’eux ne reste le même, et c’est pour cette raison surtout que je ne saurais trop admirer son génie. « En effet, l’œuvre était originale, a Je n’ai jamais lu le Faust de Goethe, écrivait Byron, car je ne sais pas l’allemand; mais Matthew Monk Lewis, en 1816, à Coligny, m’en traduisit la plus grande partie de vive voix, et naturellement j’en fus très frappé. Néanmoins c’est le Steinbach et la Jungfrau, et quelque chose d’autre encore, bien plus que Faust, qui m’ont fait écrire Manfred. » — « L’œuvre est si entièrement renouvelée, ajoutait Goethe, que ce serait une tâche intéressante pour un critique de montrer non-seulement les altérations, mais leurs degrés. » Parlons-en donc tout à notre aise : il s’agit ici de l’idée dominante du siècle, exprimée de manière à manifester le contraste de deux maîtres et de deux nations.

Ce qui fait la gloire de Goethe, c’est qu’au XIXe siècle il ait pu faire un poème épique, j’entends un poème où agissent et parlent de véritables dieux. Cela semblait impossible au XIXe siècle, puisque l’œuvre propre de notre âge est la considération épurée des idées créatrices et la suppression des personnes poétiques par lesquelles les autres âges n’ont jamais manqué de les figurer. Des deux familles divines, la grecque et la chrétienne, aucune ne me paraissait capable de rentrer dans le monde épique. La littérature classique avait entraîné dans sa chute les mannequins mythologiques, et les