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et sa fleur dans Shakspeare, née jadis d’un ciel inclément, au bord d’une mer tempétueuse, œuvre d’une race trop volontaire, trop forte et trop sombre, et qui, après avoir bien prodigué les images de la désolation et de l’héroïsme, finit par étendre comme un voile noir sur toute la nature vivante le rêve de l’universelle destruction. Ce rêve est ici comme dans l’Edda, presque aussi grandiose. « J’eus un songe qui n’était pas tout entier un songe. — Le clair soleil était éteint, et les étoiles — erraient dans les ténèbres de l’éternel espace, — sans rayons, ne voyant plus leur route, et la terre froide — se balançait aveugle et noircissante dans l’air sans lune. — Le matin venait, s’en allait et venait encore, mais n’apportait point de jour... — Les hommes mirent le feu aux forêts pour s’éclairer; mais heure par heure — elles tombaient et se consumaient, les troncs pétillans — s’éteignaient avec un craquement, puis tout était noir. — Ils vivaient près de ces feux nocturnes, et les trônes, — les palais des rois couronnés, les cabanes, — les habitations de tous les êtres qui vivent sous un toit — flambèrent en guise de torches. Les cités furent incendiées, — et les hommes se tenaient assemblés autour de leurs maisons brûlantes — pour se regarder encore une fois la face les uns les autres. — Leurs fronts sous cette lumière désespérée avaient un aspect infernal, lorsque par saccades — les éclairs arrivaient sur eux. Quelques-uns gisaient à terre, — et cachaient leurs yeux et pleuraient. — D’autres, souriant, — appuyaient leur menton sur leurs mains crispées. — D’autres couraient çà et là et nourrissaient — avec du bois leurs bûchers funéraires, et levaient les yeux — avec une anxiété folle vers le ciel morne, — linceul d’un monde mort ; puis de nouveau, — avec des malédictions, se jetaient sur la poussière, — grinçaient des dents et hurlaient. Les oiseaux sauvages criaient, — et dans leur épouvante venaient tomber à terre — et battaient l’air de leurs ailes inutiles. Les brutes les plus farouches — arrivaient apprivoisées et craintives, et les vipères rampaient — et s’entrelaçaient parmi la multitude — avec des sifflemens, mais sans morsure. On les tua pour s’en nourrir. — La guerre, qui pour un moment s’était apaisée, — s’assouvit de nouveau : ils achetèrent un repas — avec du sang, et chacun, morne, s’assit à part, — se gorgeant dans l’ombre. Plus d’amour; — la terre n’avait plus qu’une pensée, celle de la mort, — de la mort présente et sans gloire, — et la dent — de la famine mordait toutes les entrailles. Les hommes — mouraient, et leurs os étaient sans tombe comme leur chair. — Les maigres étaient dévorés par les maigres. — Même les chiens assaillirent leurs maîtres, tous sauf un; — et celui-ci fut fidèle au cadavre, écartant — les oiseaux, et les bêtes, et les hommes affamés, par ses hurlemens, — jusqu’à ce que la faim leur eût serré la gorge, ou que les morts qui tombaient — eussent alléché leurs ma-