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public ne se doute pas ! L’Allemagne nous a devancés dans cette voie : en même temps que les Grimm, les Lachmann, les Moritz Haupt, les Emmanuel Becker, publient et commentent les vieux textes poétiques du moyen âge, d’habiles écrivains, M. Charles Simrock en tête, s’appliquent à reproduire fidèlement dans la langue du XIXe siècle les grandes épopées du XIIIe. Un Allemand, sans être un érudit, peut lire les Niebelungen, Gudrun, le Livre des Héros, puis le Tristan et Yseult de Gottfried de Strasbourg, ou le Parceval de Wolfram d’Eschenbach. Mme la marquise de Sainte-Aulaire a voulu que nous pussions lire de même une de nos plus intéressantes chansons de geste, une de nos plus belles chroniques des croisades.

— Écoutez, dit le vieux poète, notre seigneur Jésus est sur la croix, et le bon larron, nommé Dimas, lui demande pourquoi il ne se venge point. — « Quand notre sire l’entendit, il se tourna vers lui : — Ami, dit-il, le peuple qui doit me venger avec des épieux acérés n’est pas encore né. Il viendra détruire les païens incrédules qui ont toujours repoussé ma loi. La sainte chrétienté sera exaucée, ma terre conquise, mon pays délivré. D’aujourd’hui en mille ans, ce peuple sera baptisé, enrôlé, et le saint-sépulcre repris et adoré. Ils me serviront comme si je les avais engendrés. Ils seront tous mes fils. Je serai leur avocat. Au paradis céleste, ils auront leur héritage. »

C’est une grande image assurément que celle de Jésus-Christ évoquant du haut de la croix, et douze siècles à l’avance, les libérateurs de l’Orient : la suite du poème répond à ce magnifique début. C’est tantôt une chronique, tantôt une épopée, car deux poètes très différens y ont mis la main, et cette double inspiration y est aisément reconnaissable. Richard le Pèlerin était un des trouvères qui accompagnaient les croisés ; il écrivait sa chronique au milieu des batailles, et une émotion guerrière anime ses vers incultes. Cent ans après, un poète plus cultivé, Graindor de Douai, reprend l’œuvre de son devancier, la rajeunit, la perfectionne pour des lecteurs plus délicats, et c’est ainsi que ce vivant tableau des primitives croisades est aussi un témoignage très curieux des transformations de la langue, de Godefroy de Bouillon à Philippe-Auguste.

Le sujet traité par nos deux trouvères est le début de la première croisade, c’est-à-dire le désastre de l’expédition populaire de Pierre l’Ermite et l’éclatante revanche de la chevalerie française sous les murs de Nicée et d’Antioche. Pierre l’Ermite était un grand orateur du Christ au pays d’Amiens ; « depuis que les saints apôtres prêchèrent le monde, il n’y eut un tel homme pour bien dire un sermon. » Un jour il veut voir la contrée où Notre-Seigneur a souffert sa passion : il prend le bourdon avec l’écharpe, monte sur son âne et s’en va en terre sainte. Il traverse la France, escalade les monts, s’arrête à Rome pour y prier dévotement, puis continue sa route, s’embarque sur la mer, et arrive à Jérusalem le jour de l’annonciation du fils de Dieu. Que voit-il, hélas ! en s’agenouillant auprès du sépulcre du Sauveur ? « Une chose dont il a frisson à cœur : ce lieu saint changé en une étable pour chevaux, mulets et roussins. » Transporté de douleur et de colère, il va trouver le patriarche. « Ami, quel homme es-tu ? Dis-moi quel est ton nom, toi qui laisses le sépulcre de Dieu dans un tel abandon ? » Le patriarche lui répond : « Mon frère, qu’y puis-je ? Nous souffrons ici de