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Aucune influence du dehors n’avait prise sur son puissant et rare intellect, qui m’a souvent remis en mémoire une source d’eau pure un jour rencontrée par moi au sommet du Cawnhorn : courant d’une transparence admirable et toujours la même, frais en été, l’hiver abritant en ses flots tièdes quelques plantes auxquelles il conservait la vie, et sans que jamais débordement torrentiel ou sécheresse prolongée pussent altérer ce qu’on pourrait appeler « la régularité de son pouls ; » — tout ceci parce qu’il venait des profondeurs souterraines, distillé par la nature elle-même et tout à loisir, — véritable source d’eau vivante.

Puissant de corps, ample de visage, gardant une imposante fierté vis-à-vis de ses égaux et de ses supérieurs, mais familier et cordial avec les jeunes et les pauvres, le docteur Belfrage, capax rerum, entendant merveilleusement les affaires, désintéressé pour lui-même, adroit et ambitieux pour ses amis, réalisait pour moi l’idéal de ces « Hampden de village » qui, servis par les événemens, auraient pu être des hommes d’état de premier ordre. En toute occasion délicate, mon père avait recours à son expérience, à ses lumières, à son aide intelligente. Oracle de son district, John Belfrage était en même temps le médecin des âmes et celui des corps, et cet homme dont on eût fait, sans le trouver inférieur à sa tâche, soit un premier ministre, soit un lord-chancelier, un George Stephenson, un John Howard (moins quelques petits faibles du célèbre philanthrope), cet homme a consacré son existence entière à la petite congrégation de Slateford, près d’Edimbourg : — un chêne dans un pot à fleurs. En vertu des implacables lois de l’hydrostatique, son cœur, trop volumineux pour son corps, devait finir par ébranler et miner le tabernacle où Dieu l’avait placé. Il est mort en effet d’une hypertrophie du cœur, et j’ai eu le privilège enviable d’assister à la fin de ce courageux et magnanime enfant du Christ. Le matin de sa dernière journée, il m’avait demandé, à foi et à serment, de lui décrire la marche progressive des derniers symptômes. Je le connaissais assez pour ne pas me jouer d’une telle requête, et j’y fis droit de mon mieux. « Y aura-t-il stupeur ?… y aura-t-il délire ? demandait-il. — Non, lui dis-je, cela n’est pas probable. Suivant les indications de Bichat, la mort commencera par le cœur lui-même, et vous mourrez en pleine possession de vos facultés mentales. — Tant mieux, me dit-il. Samuel Johnsone (c’est lui, sauf erreur) souhaitait de mourir sans le savoir, afin de faire son entrée dans l’autre monde avec une âme parfaitement sereine et calme ; mais vous savez comme moi, John, que c’était là une bévue physiologique. Nous laissons derrière nous et notre cerveau et toute notre ruine humaine. Mon vœu, à moi, c’est d’avoir conscience de moi-même à l’heure où sur ce monde merveilleux je jetterai mon dernier regard… » En disant ces mots, il