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abaissant ses regards autour de lui, il reconnut la piste d’un gros tigre dont les larges pattes avaient laissé leur empreinte sur le sol couvert de neige. Après une demi-heure de recherches, le chasseur découvrit dans un hallier la formidable bête, qui tenait sa tête monstrueuse appuyée sur ses pattes et semblait dormir. Moudouri avait tiré de son carquois une flèche armée d’un croissant d’acier ; il tendit son arc et fit un pas en avant. Le tigre restait toujours dans la même position, l’œil demi-clos, allongé comme un chat qui se chauffe au soleil.

— Lève-toi, roi de la forêt, lui cria Moudouri ; lève-toi et fais un bond, car je ne t’attaquerai pas au repos.

Le tigre fit un bâillement et ferma tout à fait les yeux. Moudouri eût pu croire que l’animal s’endormait pour tout de bon, si un frémissement imperceptible n’eût agité ses flancs et son dos. Le chasseur poussa son cheval en avant ; il n’était plus qu’à dix pas de la bête.

— Si je fais un pas en arrière, il s’élancera sur moi, et je suis un homme mort, pensa Moudouri ; pourtant je ne puis me décider à le frapper ainsi… Oh ! la noble bête ! Sa peau est plus splendidement rayée que le plus riche tapis de Perse !… Quelle vitalité dans tout son être ?

Comme il parlait ainsi, le tigre se mit à reculer tout doucement d’abord et comme s’il eût glissé sur la terre ; puis il se prit à marcher plus vite et bientôt à courir, toujours à reculons. Il avait ouvert peu à peu ses grands yeux pleins de feu et il les tenait fixés sur Moudouri, qui le suivait au pas, puis au trot, puis au galop, comme si l’animal l’eût attiré à lui par la fascination de son regard. Le chasseur ne songeait plus à faire usage de son arc ; il allait devant lui, ébloui, charmé, comme en proie au vertige. Combien de temps courut-il ainsi ? Il n’a jamais pu le dire. Ce qu’il éprouva tandis que le tigre exerçait sur lui une attraction pareille à celle qui précipite l’oiseau dans la gueule du serpent, il n’a jamais su se l’expliquer. Le cheval de Moudouri obéissait comme son maître à une puissance surnaturelle ; ses pieds ne résonnaient point sur le sol glacé ; il rasait la terre comme s’il eût galopé dans le vide. Çà et là éclataient dans la forêt des cris étranges, mêlés aux battemens d’ailes des grands oiseaux qui tourbillonnaient par essaims ; les vautours au cou nu faisaient claquer leur bec, et les hiboux, roulant de gros yeux du haut des pins, sautaient d’un pied sur l’autre en poussant des houloulemens sonores. Jamais Moudouri n’avait rien entendu de pareil. Pour la première fois de sa vie de chasseur, il eut peur et sentit une sueur froide couler de son front. Vainement il essaya de retenir son cheval ; son bras était sans force, et d’ailleurs la