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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/454

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juges sévères ou malveillans avaient pu adresser à l’auteur des Caractéristiques. La vogue de ce dernier est en effet des longtemps évanouie. Il est douteux qu’elle renaisse ; Shaftesbury n’est pas oublié, mais il est inconnu. En Angleterre, on le lit peu ; en France, on ne l’a jamais lu, excepté dans une paraphrase de Diderot aujourd’hui peut-être plus abandonnée que l’original. La réputation même de Shaftesbury est compromise, sans qu’on sache pourquoi. On est averti qu’il faut se défier de lui. De vagues soupçons et nulle curiosité, c’est bien assez pour qu’un écrivain soit négligé. Parmi ses compatriotes, les dévots ont entendu dire qu’il était de cette école de libres penseurs que l’Angleterre semble étonnée d’avoir enfantée, et ils auraient scrupule de s’exposer à la remettre en crédit en lisant une page de sa façon. Les sages se sont laissé raconter qu’il n’avait pas courbé la tête devant cette science exclusivement expérimentale qui fait la gloire de l’Angleterre et le bonheur de ses habitans, et c’est assez pour qu’ils ne perdent pas leur temps avec un spéculatif qui peut-être aurait trouvé à redire à Paley et que Bentham ou Mill n’eussent pas convaincu. Les descendans même les plus éloignés de la famille de Platon sont assez sujets à encourir la suspicion des partis les plus opposés et à se trouver serrés jusqu’à en périr entre les dédains de l’empirisme et les anathèmes de la foi. Cette double disgrâce ne condamne pas toujours celui qui la subit, et, sans nous attendre à nous voir en présence d’un des maîtres de l’esprit humain, ce n’est pas sans intérêt ni curiosité que nous essayons de faire plus intime connaissance avec Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury.


I

Il était le petit-fils du célèbre chancelier qui, après avoir aidé Charles II à monter sur le trône, le servit avec plus d’ambition que de dévouement, avec plus d’indépendance que de respect, et finit par pousser l’opposition jusqu’aux extrêmes limites de la fidélité en tentant d’arracher des marches du trône son frère et son successeur. Cet homme d’état, encore étudié comme un problème par les historiens, eut pour fils un jeune homme maladif dont Locke avait surveillé l’éducation. Locke était l’ami et le conseiller du père, et voyant que l’état de santé de l’héritier du nom et du titre pouvait avant le temps frapper l’un et l’autre d’extinction, il conseilla de le marier jeune : à seize ans, Ashley épousa lady Dorothée Manners, fille du comte de Rutland. Quoiqu’il ne soit pas arrivé à la vieillesse, il eut le temps d’avoir sept enfans. L’aîné, qui portait les noms héréditaires de la famille, naquit à Londres, dans Exeter-House, la