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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/479

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famille, avait essayé de mêler le platonisme à la religion et de relever la chaire par le langage de la science. Il se peut que Shaftesbury, qui, nous l’avons vu, s’était fait l’éditeur de ses sermons, y ait puisé cette vague disposition platonicienne qui l’éloigna de bonne heure de l’école de Locke, et qui le rattacherait plutôt à celle de Cudworth et de Henri More. Ce n’est pas qu’il les ait adoptés pour ses maîtres ; il ne se connaissait pas de maîtres. Les grands philosophes de l’antiquité eux-mêmes le frappaient plutôt par la beauté de leurs pensées que par la puissance de leurs systèmes. Il admirait Platon et même Aristote, mais pour leur génie. C’était un bel esprit amoureux de l’éloquence, charmé des grâces piquantes de Térence ou d’Horace, et qui, par ses goûts classiques, se séparait encore de Locke, indifférent jusqu’au dédain pour le talent et l’imagination. L’austérité d’une science sans ornement, la froideur d’une analyse subtile, la décomposition logique des idées et du langage lui paraissaient la nouvelle pédanterie à fuir, et il se sentait prêt à railler la philosophie dès qu’elle affectait un appareil systématique et se donnait pour l’interprète doctoral de la nature des choses. Homme du monde, grand seigneur, élevé dans la politique et le gouvernement, il aurait bien pu tourner au mépris de toute philosophie, si l’élévation et le sérieux d’un esprit réfléchi ne lui eussent fait un besoin de fonder ses opinions morales sur des principes. Ce n’était pas assez pour lui, comme il le dit lui-même, d’être honnête par accident ou par inclination ; il voulait l’être en sachant pourquoi, et motiver par la raison ses devoirs envers lui-même, envers la société, envers la religion. C’est par là qu’il resta philosophe, tout en se moquant des systèmes métaphysiques, et qu’il finit même par en avoir un susceptible d’une exposition méthodique. On ne la rencontrerait tout entière, cette exposition, dans aucun de ses écrits : ce sont en général des essais isolés, des mélanges, où le fil d’une même pensée ne se voit pas au premier coup d’œil. On le retrouve cependant en le cherchant, et il a eu soin d’avertir souvent que ses idées et ses ouvrages formaient un ensemble. Son Essai sur le Mérite surtout offre assez d’ordre et de déduction pour qu’on y reconnaisse une doctrine, et Diderot a trouvé à cette doctrine assez d’importance et d’originalité pour juger utile de la recommander dans une préface et de l’exposer dans une paraphrase. Ce n’est pourtant pas dans sa traduction que nous conseillerions de l’aller chercher ; elle y est clairement exprimée, mais si vague et si terne qu’elle ne saisit plus l’esprit : triste surprise, en passant dans notre langue, elle a perdu presque tout caractère ; elle ressemble à un lieu-commun ennuyeusement écrit. Le texte anglais, sans être l’œuvre la plus brillante de l’auteur, est plus agréable à lire, plus instructif, plus intéressant ; il donne à penser.