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Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/513

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outre, s’ils ne pouvaient recruter leurs travailleurs noirs au moyen de la traite, ils auraient du moins la consolation d’acheter ceux du Kentucky et des autres états frontières autorisés par les conventions, non à émanciper, mais à céder leurs esclaves ; enfin l’abolition de la servitude serait subordonnée à l’assainissement de l’immense territoire du sud. Avant de rendre à la liberté les noirs des Carolines, les maîtres leur feraient dessécher le dismal swamp et les rizières inondées ; avant de fermer leurs marchés d’esclaves, les propriétaires louisianais auraient soin de faire drainer les marécages pestilentiels qui bordent le cours du Mississipi. Autant vaudrait retarder la solution de la question romaine jusqu’après la mise en culture des Marais-Pontins ! Tels sont les singuliers expédiens que propose M. Carlier pour amener l’ère de la liberté dans l’Amérique du Nord. De compromis en compromis, on finirait par atteindre enfin le sol inébranlable de la justice !


À l’ouvrage rempli de doutes, d’hésitations et de ménagemens craintifs que nous venons d’examiner, combien nous préférons l’Amérique devant l’Europe, ce livre si franc que M. Agénor de Gasparin a récemment consacré à la défense des États-Unis et à la cause des noirs ! Là du moins il ne s’agit plus d’expédiens ni de compromis, mais simplement de cette morale impérieuse que doivent professer les peuples aussi bien que les individus pour acquérir et sauvegarder le témoignage de leur conscience. La question est replacée sur son véritable terrain, celui du droit, et l’auteur s’en fait l’interprète dans un noble langage. Peut-être quelques chapitres sont-ils un peu longs et diffus, peut-être le livre gagnerait-il à être résumé : l’argumentation n’en est pas moins victorieuse, et les paroles que l’auteur adresse au peuple américain, l’adjurant de s’appuyer non sur des fictions constitutionnelles, mais sur d’immuables principes, feront vibrer, malgré quelques vivacités inutiles, un écho sympathique dans tous les cœurs honnêtes. Quant aux résultats de la guerre, M. de Gasparin, moins tranchant que ne le sont la plupart de ses adversaires les esclavagistes, n’ose prophétiser, et nous comprenons facilement sa prudente réserve. Les événemens ne prouvent point encore que les Américains aient pu oublier toutes les anciennes rivalités de parti pour s’unir contre l’esclavage, le grand ennemi, dans une même fraternité. Sur quelques points et pour certains détails, les mœurs se sont heureusement modifiées depuis l’origine de la crise ; mais on doit s’avouer avec tristesse que les nègres esclaves et affranchis attendent encore de la part de leurs concitoyens blancs la justice et la sympathie qui leur sont dues. Or, tant que la cause du nord, inattaquable au point de vue de la légalité constitutionnelle, ne sera pas encore fortifiée par un principe d’une vérité humaine et universelle, cette cause ne sera pas assurée de la victoire. Au patriotisme de fraîche date des esclavagistes, à leur tactique habile, à leur féroce exaspération, les fédéraux opposeront leurs fortes traditions nationales, leur nombre, leurs richesses