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se fit frondeur politique de tous les événemens, quels qu’ils fussent, de la révolution. Tout le monde était fou, maladroit, stupide. Le roi était trop faible, le peuple trop doux, la guillotine tour à tour trop paresseuse et trop affamée. Et puis, comme cette succession de tragédies troublait sa tête plus folle que méchante, il changeait d’avis et passait en paroles d’un sans-culottisme effréné à un muscadinisme ridicule. Tout cela était fort inoffensif, car il ne briguait aucun pouvoir et se contentait de déblatérer dans ses rares échappées à travers la société ; mais il fut dénoncé par des ouvriers qu’il avait maltraités, et il faillit payer de sa tête son dévergondage d’obscure éloquence.

Julien et Marcel, à force d’insistance, réussirent à lui faire quitter l’hôtel Je Melcy, où chaque jour il provoquait l’orage. Ils le tinrent caché à Sèvres, où il les fit beaucoup soulTrir par sa méchante humeur et les compromit plus d’une fois par ses imprudences. Ses biens étaient sous le séquestre, et il n’en recouvra que des lambeaux. Il supporta ce coup terrible avec beaucoup de philosophie. Il était de ces pilotes qui maugréent dans la tempête, mais qui tiennent bon dans le sauvetage. Il ne voulut rien reprendre de ce que Julien tenait de lui et lui offrait avec instances. Comme on n’avait pas touché à son jardin et qu’il le recouvrait à peu près intact, il y reprit ses habitudes et sa bonne humeur relative. Il y vécut jusqu’en 1802, toujours actif et robuste. Un jour on le trouva immobile, assis sur un banc au soleil, son arrosoir h demi plein à côté de lui, et sur ses genoux un manuscrit indéchiffrable, dernière élucubration de son cerveau épuisé. Il était mort sans y prendre garde. Il avait dit la veille à Marcel : — Sois tranquille, les millions que tu devais hériter de moi, tu les auras ! Que je vive seulement une dizaine d’années, et je ferai une fortune plus belle que celle que j’avais faite. J’ai un projet de constitution qui sauvera la France du désordre ; après ça, je penserai un peu à moi, et je reprendrai moa commerce d’exportation.

George Sand.