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n’est pas Dieu, n’est pas le Christ, mais une idole. Et certes les peuples qui ont maintenu par la force et la loi le credo littéral sur la surface de leur pays ont laissé s’écouler par le fond l’esprit, la sève, avec la liberté… » Que faire donc pour combattre le mal et l’erreur ? Il n’y a qu’un moyen, la lutte persévérante jusqu’à la fin, la veille perpétuelle. « Il faut la science, la parole lumineuse, la supériorité morale et intellectuelle, la force de la raison : voilà ce que je veux contre les pernicieux et mortels ennemis de la justice et de la vérité… »

La liberté dans la lutte des opinions et des croyances, c’est donc là le mot qui s’échappe de ces méditations ardentes, et c’est là un des côtés par lesquels le père Gratry est en intelligence avec son siècle. Il faut s’entendre pourtant. Quand on prononce ce grand mot, cela signifie-t-il, comme les sophistes semblent le croire quelquefois, que le bien et le mal n’existent plus, que la liberté est le droit de tout faire, de tout penser, de tout dire, indifféremment et impunément ? Une des notions par malheur le plus oubliées et le plus effacées de notre temps, c’est la notion de la responsabilité, — de la responsabilité qui existe pour les pouvoirs dans leur omnipotence comme pour les peuples dans leur liberté, comme pour les hommes dans leur indépendance intérieure, et c’est ce qui fait que l’histoire contemporaine n’est souvent qu’une énigme obscure et indéchiffrable. Ce qu’on oublie, ce que nul progrès ne peut changer, c’est que nulle faute, nulle violence faite au droit et à la justice, nul excès, et, puisque je parle d’un penseur religieux, nul péché ne peut se produire sans avoir des conséquences inévitables. Quelquefois les conséquences d’une faute sont foudroyantes pour un peuple immédiatement atteint dans sa sécurité et dans sa liberté, qu’il est réduit à reconquérir lentement et laborieusement ; d’autres fois aussi les effets sont plus compliqués et plus tardifs sans être moins réels, et de là cette responsabilité permanente et traditionnelle qui pèse sur les hommes, dont ceux-ci n’ont pas toujours l’intelligence, qu’ils appellent une fatalité quand ils se sentent surpris par les événemens. L’histoire de notre temps est pleine de cette démonstration vivante de la loi de responsabilité. Vous êtes-vous demandé jamais, au spectacle des perturbations de notre société, des anxiétés des esprits, des éclipses de la liberté, si ces crises ne tenaient pas à des excès, à des crimes, et si au glorieux héritage que nous avons recueilli de la révolution française il ne se mêlait pas des expiations secrètes qui ne sont point encore épuisées ? Lorsque les États-Unis se déchirent, lorsque tant de prospérités et de succès qu’on croyait sans limites sont noyés dans le sang de la guerre civile, est-ce que ce n’est pas la cruelle rançon d’une triste iniquité maintenue par la