libre volonté des hommes? Lorsque aujourd’hui des nations tressaillent et se relèvent, heurtant du front le joug qui pèse sur elles, embarrassant par leur résurrection les dominateurs, qui ne trouvent plus qu’une cause de faiblesse là où ils avaient espéré trouver un agrandissement de puissance, est-ce que ce n’est pas le juste châtiment des abus de la conquête, de ce morcellement d’âmes et de territoires consacré dans des traités par la force victorieuse? C’est ainsi que tout s’enchaîne. Rien n’est indifférent, ni un acte, ni même une pensée. Oui sans doute, la liberté est la condition glorieuse de notre temps; mais la responsabilité la suit pas à pas, et la loi d’une justice supérieure s’accomplit à travers la marche des choses humaines. C’est donc la marque d’une âme sérieusement libérale de raviver sans cesse ce sentiment de responsabilité qui complète l’idée même de la liberté, sans lequel la liberté n’est ni féconde ni même durable, et n’est plus qu’une agitation stérile allant de crise en crise vers un but inconnu.
Il est un double sentiment qui se lie à tout ce mouvement d’idées, qui le complète et qui n’est pas moins vif chez le père Gratry : c’est le sentiment de l’impuissance de la force et le sentiment de la justice dans les rapports entre les nations contemporaines. La force a eu toujours sans doute et a peut-être plus que jamais de notre temps des adorateurs. Par intérêt, par crainte, par amour d’un repos qui perd dès lors sa dignité, on est porté à invoquer cette déesse aveugle, à lui demander de remettre l’ordre dans les sociétés agitées. C’est à qui l’appellera à son aide dans ses découragemens ou dans sa passion de dominer. Malheureusement ou heureusement la force ne crée rien par elle-même; elle tranche un conflit, elle amortit une crise trop aiguë, elle interrompt et détourne parfois brusquement la vie d’un peuple, elle n’a pas la puissance génératrice d’un ordre véritable. Et quand on parle de la force, il ne s’agit pas seulement d’une contrainte matérielle d’un moment, d’un emploi de l’épée qui peut être salutaire en certaines heures; il s’agit de toute œuvre de colère, de négation, de destruction et de haine qui n’est pas conçue dans une foi morale, et qui ne tient pas compte de la liberté, de la vérité et de la justice. La force a toujours aggravé les crises de notre siècle et a laissé des traces cruelles dans notre histoire. « Depuis bientôt deux siècles, dit le père Gratry, depuis deux siècles principalement, un germe de progrès, un développement nouveau du royaume de Dieu s’efforce d’occuper la terre, en Europe surtout et en France. Qu’est-ce donc qui écrase le germe devenu plus visible depuis un siècle, si ce n’est la violence? La violence dispersée d’abord et puis la violence concentrée, la violence dispersée dans la foule, puis concentrée dans la main des césars... Qu’ont