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— Quoique tu sois peu porté aux idées abstraites, tu vas le comprendre. Assieds-toi bien carrément dans ton fauteuil, là. — Maintenant regarde alternativement tes mains et tes pieds. Contemple-toi tout entier; puis répète à plusieurs reprises : « Qu’est-ce que je suis? Est-ce bien moi qui suis ici? » Tu vas sentir par degrés un trouble et un malaise singuliers dans ton intelligence. Ta personnalité se scindera en deux. Tu verras toujours ton corps devant toi, mais en dehors de toi pour ainsi dire. Tu perdras le sens de la pesanteur, et tu acquerras celui du vide. Fais quelques petits mouvemens. N’assistes-tu pas avec surprise et détachement de ton individualité au spectacle de tes membres qui t’obéissent comme des automates? N’est-ce point là un état tout anormal, rempli de gêne et d’anxiété? et si tu veux t’y arracher, comme je vois que tu cherches à le faire, n’est-ce point par une secousse presque douloureuse que tu rentres en possession de toi-même?

— En effet, dit le lieutenant Aubry.

— C’est, reprit Pierre, ce qui me fait croire à la possibilité de séparer l’âme du corps; mais ceci n’est qu’un commencement: en s’exerçant et avec une volonté constante, on pourrait arriver à beaucoup mieux.

— Merci, j’en ai assez. On arriverait à ne plus savoir si l’on existe ou non. Il est dix heures. Viens-tu à la pension?

— Je te rejoindrai. Il faut que je change de tenue. Je prends la garde à la caserne après le déjeuner.

Le lieutenant Aubry s’en alla. Tout en faisant sa toilette, Pierre réfléchissait à la conversation qu’il venait d’avoir avec son ami. Au bout d’un quart d’heure, il sortit de sa chambre et descendit l’escalier; mais à la dernière marche il se frappa le front. — Je m’étais pourtant dit, pensa-t-il, que j’emporterais avec moi les Commentaires de César et ma pipe neuve.

Il remonta, mais ne trouva point ce qu’il cherchait. Tout à coup il s’aperçut qu’il avait la pipe dans sa poche et le livre sous son bras. — Ah! vraiment, se dit-il, je calomniais ce pauvre corps. Il est plus intelligent que je ne le pensais, car il s’est acquitté, sans que j’eusse besoin de les lui rappeler, des instructions que je lui avais données. Serait-il susceptible d’éducation et pourrait-il de la sorte épargner à l’âme les ennuyeuses corvées auxquelles il l’assujettit d’ordinaire? Il faudra que j’y songe.

Pierre était un frêle jeune homme de vingt-quatre ans, petit de taille, au teint olivâtre, au front haut et large, au regard profond, un de ces hommes qui, dans leur carrière, deviennent vite maréchaux ou restent incompris et prennent leur retraite à cinquante ans avec le grade de capitaine et la croix. Depuis quatre ans déjà, il était sorti