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ces réponses. Il en était ainsi de mille détails. Ce parti-pris avec lequel il avait renfermé sa vie dans un cercle invariable lui valut indirectement, de la part de ses chefs, qui en ignoraient la cause, de nombreux éloges. Nul officier n’était plus exact aux heures d’exercice, ni plus ponctuel observateur du règlement. Cette ponctualité et cette exactitude étaient une nécessité de son système. Le corps en effet n’est point fantaisiste de sa nature, et ne devait, à ses débuts surtout, s’habituer à bien marcher que dans les sentiers de la routine. A sa pension, dans les conversations de table, Pierre eut d’abord quelques obstacles à surmonter, quelques difficultés à tourner. Le plus souvent il souriait sans répondre ou répondait d’une façon évasive. Cependant, lorsqu’on l’interpellait à brûle-pourpoint, il hésitait. Son oreille avait perçu les sons; mais son intelligence, pour leur donner un sens précis, avait besoin de revenir en arrière. On le crut un peu sourd, et l’on ne s’en inquiéta pas autrement. Deux ou trois fois pourtant il eut de si bizarres réparties que ses camarades disaient en parlant de lui : « Quel drôle de corps! »

— Pardieu! murmurait alors Pierre en souriant.

Mais ce qui étonna le plus en lui, ce fut l’immobilité que prirent ses traits. La physionomie n’est que le reflet sur le visage des émotions de l’âme, et les émotions proviennent de la pensée à laquelle s’associe une sensation de plaisir ou de peine. Or Pierre, entièrement livré à l’étude et indifférent à la vie ordinaire, n’avait pas d’émotions. Il en résultait que son visage, n’étant plus éclairé par le rayonnement de l’âme, semblait en quelque sorte avoir cessé de vivre.

Le lieutenant Aubry, surpris de ce changement, demanda à Pierre s’il n’avait aucun chagrin. — Non, répondit Pierre, qui ne voulait pas trahir le secret de sa vie tout intérieure, jamais au contraire je n’ai été si heureux.

Ce calme si grand au dehors avait amené par contre-coup une impassibilité morale très remarquable, bien qu’elle fût au fond plus apparente que réelle. Pierre passait à côté des périls qui peuvent se présenter dans la vie sans paraître en soupçonner l’existence. Le corps, pour lequel l’âme ne s’effrayait plus, avait l’insouciante hardiesse, la sûreté d’allures et de mouvemens du corps d’un somnambule. Ainsi Pierre se penchait sans vertige du haut des remparts pour étudier plus à l’aise la courbe d’une fortification ou les angles d’un bastion. Il ne sourcillait point, s’il se faisait à l’improviste à ses côtés un feu de peloton, et quelquefois au tir, avec ses camarades, il s’amusait à servir de cible à son ami Aubry, qui d’ailleurs était de première force, en tenant à la main ou sur sa tête un chapeau que la balle devait traverser. Un jour qu’il franchissait le seuil de la caserne, une poutre, se détachant d’un échafaudage